Bruges
Verbeelden, verklanken, verbinden
Les touristes s’y rendent en masse: Bruges et la beauté de ses pignons décoratifs, le calme de ses canaux… Mais à la périphérie du centre historique ou derrière l’uniformité de ses façades se ramifie une scène culturelle et musicale avide d’expérimentations. Entre paradoxes et interconnections, contours des dynamiques à l’œuvre dans le pas si plat paysage brugeois.
Si la ville classée au Patrimoine Mondial de l’Unesco semble figée dans le passé, elle offre aux lisières de plus ou moins petites enclaves créatrices. « Capitale du conservatisme flamand, Bruges présente un noyau central très monofonctionnel dirigé vers la consommation touristique. Autour et en dessous se développe pourtant une scène vivante, qui bruisse et croît », observe Rolf Quaghebeur, le directeur général du centre d’art multidisciplinaire KAAP. À la tête duquel l’homme est arrivé il y a trois ans, au moment de la fusion de la structure ostendaise Vrijstaat O. avec le label de jazz historique brugeois De Werf.
Le rayon d’action de KAAP, des arts visuels à la musique en passant par la littérature et les arts de la scène, se déploie désormais dans les deux cités mais la “nouvelle” structure reste encore associée à la côte. « KAAP, c’est Ostende ! », s’exclament Cédric Verstraete et Jesse Gryson, les gars à l’initiative de Cherry Pickers Record Store, une adresse combinant vente de vinyles et coffeebar. Rolf Quaghebeur décrit quant à lui plutôt KAAP en situation « de contradiction interne, parce que Bruges et Ostende sont des villes totalement différentes, voisines géographiquement, reliées par une haute fréquentation touristique mais pas le même type de tourisme… » Il préfère en faire un atout, attirant parfois jusqu’à Bruges des artistes internationaux grâce à la salle ostendaise de KAAP située dans les Galeries Royales.
Cherry Picker
Nous sommes en train de récolter les fruits d’une dizaine d’années de statu quo:
tout ce qui se passe maintenant, c’est nouveau.
Côté brugeois, KAAP se porte garant de l’héritage de De Werf, un label de jazz important en Belgique fondé en 1993. Jusqu’à présent, De Werf s’exprime dans un club à jauge assez réduite, juste à l’extérieur de la ville, et le but est de revenir de la marge vers le centre. Comment ? Par la transformation, l’année prochaine, de bureaux et de deux petits studios de répétition situés dans un quartier historique et qui devraient alors devenir un pôle artistique de la ville. C’est en tout cas ce qu’espère une coalition d’acteurs réunis sous le nom de Punt 365, en piqûre de rappel de l’engagement “numéro 365” inscrit au programme du conseil communal: la création d’espaces artistiques.
KAAP – De Werf fait partie d’une petite coalition résistante, avec De Republiek, un lieu hyperkinétique et catalyseur de rencontres urbaines (café-brasserie, cinéma, artisanat, food lab, concerts, etc.) ainsi qu’avec le centre culturel pour jeunes artistes locaux, Het Entrepot. Ce havre créatif crèche en bordure de ville à côté d’un skatepark et d’un poste de police, « ce qui n’enlève rien à la qualité du travail réalisé mais interroge le type d’art toléré à l’intérieur de la ville », commente Rolf Quaghebeur.
Pour une petite cité (environ 120.000 habitants), poursuit l’éloquent directeur, « Bruges possède un nombre relativement important d’infrastructures culturelles ». La plus emblématique : le Concertgebouw, vaisseau contemporain iconique amarré depuis 20 ans en bordure du centre et figure de proue, notamment, d’une scène jazz et de musiques anciennes. Ce qui n’empêche pas l’institution de tabler sur l’innovation, en produisant des concerts et des spectacles de danse. Une des artistes en résidence ? Aurélie Nyirabikali Lierman, adepte d’expérimentation électro brassant les cultures. C’est aussi ici que se déroulent les événements phares du Ma Festival (Musica Antiqua), en août, initialement une compétition de musiques antiques aujourd’hui série de concerts pointus ralliant les amateurs européens. Et à la mi-novembre, tous les deux ans, c’est le Jazz Brugge, en collaboration avec De Werf, qui met en avant un jazz surfant avec les limites, à nouveau, puisque souvent mixé à d’autres influences, stylistiques ou géographiques.
Champs de tensions
Déclarée institution culturelle flamande depuis 5 ans, le fonctionnement du Concergebouw s’appuie sur la garantie de la pérennité de ses budgets, « ce qui amène un certain apaisement », analyse le directeur de KAAP. Parce qu’en termes de concurrence, « disposer d’une pareille institution avec ce type d’infrastructure facilite le dialogue avec les partenaires ». Rolf Quaghebeur expose : « À cause de la politique culturelle flamande des dix dernières années, une politique de désinvestissement progressif de la culture, nous avons fait le choix pour KAAP, d’assurer nos propres infrastructures (les travaux de l’année prochaine) et de nous considérer plutôt comme un hub à partir duquel organiser des événements avec des partenaires qui, eux, les possèdent ». Il partage ce qu’il estime être une sorte de paradoxe culturel flamand : la Région possède des centres culturels axés sur l’action locale bénéficiant d’infrastructures bien meilleures que les organisations artistiques qui, elles, ouvrent et alimentent la ville en artistes indépendants venus d’autres horizons. Autre travers : une stratégie quantitative inflationniste où un événement réussi ne peut être que gigantesque et sold out.
Rolf Quaghebeur - KAAP
Il faut créer une scène active et dynamique.
Que les artistes travaillent ou veuillent venir ici pour travailler.
Conséquence pragmatique, la plupart des lieux et des acteurs culturels brugeois s’interconnectent et collaborent de façon ciblée, démultipliant les possibilités. Le Cactus, par exemple, un festival plutôt pop-rock au départ, est en train de construire sa propre salle de concert et s’allie à KAAP, au focus jazz, pour l’organisation de certains concerts du Festival pluridisciplinaire Amok (troisième édition en octobre). L’actuel floutage des genres permet ce type de rencontres efficaces qualitativement, « où les ADN de deux structures se croisent sans s’amoindrir », explique Rolf Quaghebeur. Amok investit également Het Entrepot et De Republiek, notamment, et disséminera ses propositions multiformes et passionnantes dans toute la ville. But : « verbeelden, verklanken, verbinden » (représenter, mettre en sons, relier) et engager, par ces petites actions d’infiltration physiques (dans les musées, les espaces verts privatisés, les églises…) mais aussi mentales, ce débat sur la place des artistes dans une ville d’héritage où presque tout semble verrouillé.
« Nous sommes en train de récolter les fruits d’une dizaine d’années de statu quo, pensent les deux de Cherry Picker : tout ce qui se passe maintenant, c’est nouveau ». Avec Het Entrepot, ils ont le projet de lancer un label, en 2022, afin d’offrir un accompagnement complet aux artistes, « des prises de sons à la release ». Pour qu’ils ne filent pas ailleurs, à Gand ou à Bruxelles, où ils trouvent davantage de soutien : les frères Defoort, Brugeois d’origine et musiciens de jazz, en sont un exemple. Rolf Quaghebeur ne dit pas autre chose : « Il faut créer une scène active et dynamique. Que les artistes travaillent ou veuillent venir ici pour travailler ». Avec les questionnements que cette ouverture entraîne : jusqu’où sortir de l’underground ? Le directeur de KAAP y voit une opportunité de recouvrir une certaine liberté par rapport aux logiques commerciales. « Chez beaucoup d’artistes, on sent cette envie d’événements à petite échelle et alternatifs. »
Justement parce qu’elle présente une forte opposition au changement, Bruges offre ces possibilités d’expérimentations, encourage à relever le défi de renouveler les publics, suscite l’envie de disséminer des graines de culture inclusive. Bref, à Bruges, il est temps d’ouvrir grand les oreilles.
Places to be
De Republiek / Lieu hybride créatif incontournable.
Villa Bota / Émanation du centre culturel pour jeunes Het Entrepot (médialab et radio, notamment, de jeunes musiciens et producteurs).
Cherry Picker Record Store / Jeune adresse pour amateurs de vinyles.
Les nouvelles têtes
Ventilateur / Trio de musique instrumentale, fusion entre le rock et le jazz.
Bun / Projet solo de Brecht Vanvyaene, dernier gagnant du Red Rock Rally, festival organisé le 1er mai à Het Entrepot.
Des événements
Festival Amok / Du 1er au 10 octobre dans une tripotée de lieux brugeois (et avec une soirée programmée par Esinam Dogbaste).
Campo Solar / Petit festival de la mi-août au milieu des champs, à Damme, pas loin de Bruges.