Le vinyle en crise
Ces derniers mois, les pages Facebook de plusieurs artistes se sont remplies de posts annonçant du retard dans la production du nouvel album en version vinyle. Alors que ces dernières années, les ventes de ce support reprenaient des couleurs, voilà donc qu’une crise inattendue semble frapper le secteur musical.
Le petit dernier de La Jungle a bien fini par arriver, notez… « Après je ne sais pas combien de coups de fil et d’échanges de mails avec plusieurs interlocuteurs dans la boîte de pressage, on s’est retrouvés disposant de nos vinyles avec cinq semaines de retard », raconte Rémy, le batteur. Chez Exag’ Records, on a dû se dépatouiller avec de nouveaux délais imposés pour la sortie des deux bootlegs de King Gizzard & The Lizard Wizard. Greg Noël : « On a passé la commande pour le live à Bruxelles et la “double démo” le 4 janvier. Et ça n’est arrivé ici que six mois plus tard ! Sur une production pour laquelle on est aux alentours de 12 semaines, on avoisine maintenant les 20 semaines, c’est de la folie ! » Tellement qu’il se dit que le prochain Unik Ubik, prêt depuis des mois, ne verra finalement pas le jour comme prévu. Sortie reportée aux calendes grecques ! Quant aux Bruxellois de La Muerte, ils espéraient pouvoir toucher en juin le coffret marquant les (quasi) 30 ans de Raw, mais ce live enregistré à la Luna et sorti en CD uniquement ne leur arrivera finalement pas avant… décembre ! « C’est un peu pénible, réagit Didier Moens, parce que tout le reste est là. Le bouquin est arrivé, la boîte est en fin de production parce qu’ils ont attendu sachant que le vinyle n’avançait pas… » Frustration, amertume, fatalisme. « C’est aussi des mois de boulot ! L’idée avait germé il y a très longtemps. Mais on était en 94, il ne fallait plus parler de vinyle à un label. J’ai toujours été frustré par l’objet en lui-même, le bouquin… C’est très petit, il faut une loupe pour regarder les photos, lire les textes. Là, c’était l’occasion, d’autant qu’on n’avait rien à foutre, on n’allait pas jouer cette année. On a enregistré un album mais pour le reste, stand-by total. C’était donc l’occasion ou jamais de s’occuper de Raw… »
Greg Noël – Exag’ Records
Les usines essuient du retard et ce sont les plus gros
clients qu’elles vont satisfaire en premier.
Tout le monde n’est pourtant pas logé à la même enseigne, on s’en doute. « Les usines essuient du retard, note Greg Noël, mais ce sont les plus gros clients qu’elles vont satisfaire en premier. » Les majors ? « Et les plus gros indépendants. [PIAS], c’est quand même énorme et leurs commandes passeront avant les nôtres, c’est évident ! Aujourd’hui, ces gros clients-là arrivent à privatiser des machines, ils s’en réservent un certain nombre sur une même ligne de production et ils arrivent encore à négocier des délais assez confortables. Nous, les petits, on se retrouve en bout de file ! » Didier Moens l’admet : les majors ont des arguments irrésistibles. Mais n’empêche : « Si tu prends le dernier Nick Cave, il est sorti en vinyle cinq mois après le CD. Un “big truc” peut donc aussi avoir des soucis à se faire. En même temps, depuis que je fais de la musique, ça a toujours été comme ça. Avec La Muerte, on était chez EMI pour le pressage, parce qu’ils avaient une usine qui devait tourner, mais s’il y avait un Pink Floyd qui arrivait, toutes les usines étaient bookées et toi, tu attendais ! »
Inattendue, cette crise ?
Pas forcément surprenante, se dit-on en creusant un peu parmi les raisons, multiples il va sans dire. Comme l’évoque Rémy de La Jungle, il suffit effectivement qu’une major commande des dizaines de milliers d’exemplaires d’un album qu’on réédite pour la énième fois à l’occasion du énième anniversaire de sa sortie pour mettre les presseurs dans la mouise… À ce passage en force des gros clients s’ajoute par exemple le manque de matière première. Le duo avait envisagé un disque bleu : « La raison qu’on nous a donnée pour ce retard, c’est que ça demande certains granulés, que ces granulés, ils ne les avaient pas parce qu’il y a une crise du PVC aux USA. Le PVC, c’est lié au pétrole, dont on parle depuis longtemps ! » Et le Covid, dans tout ça ? « Au début, répond Greg Noël, je crois que les usines ont simplement avancé cette raison car on peut bien imaginer que le personnel n’était pas à 100% derrière les machines. Mais je crois qu’à la base, il y a quand même eu un gros problème d’approvisionnement en matière première qu’elles n’ont pas trop voulu évoquer. Et dès que celle-ci vient d’un autre continent, avec toute cette crise du transport, ça crée d’énormes files d’attente. » Sans compter que d’aucuns y trouvent la justification de considérables augmentations des prix : en France, le Groupement des Disquaires Indépendants Nationaux évoque ainsi des hausses allant jusqu’à 19 euros supplémentaires. Pour un vinyle !
Les conséquences de ces retards apparaissent elles aussi diverses. Elles sont ainsi financières pour les principaux intéressés : les artistes. « On est coproducteurs, donc les ronds, La Muerte les a sortis, raconte Didier Moens. C’est une trésorerie qui reste coincée, après une année pas terrible non plus. Depuis un an, on ne fait que payer des trucs : le loyer du local, la comptable, on a enregistré donc on a été en studio… » En temps normal, quand un artiste travaille à la promotion de son album et annonce une release party, il annonce également la tournée qui va suivre. « Si avec ces retards, tu te retrouves à partir en tournée sans tes disques, c’est financièrement catastrophique, reprend Greg Noël. Les disques, le merchandising, on sait que ça sert à payer l’essence ou d’autres choses et la marge est plus grande pour les artistes. Surtout qu’on sait que le taux de conversion à l’achat est hyper fort après un concert. Et on ne peut pas repousser la tournée en attendant les disques ! »
Entre fans et planning
Autre conséquence de ces retards qui impactent en fait toute la chaîne : les préventes pourraient en pâtir. « Pas mal de gens nous écrivent en direct ou sur la page Facebook, sur Instagram, note Rémy Venant. Ils sont inquiets. Ils se demandent si ce n’est pas la poste, sauf que ce n’est pas la poste puisque le disque n’existe pas encore. Tout ça est parfois difficile à gérer, même si en général, les gens sont compréhensifs. » Même constat chez Exag’ Records. Greg Noël : « On passe énormément de temps à répondre à ceux qui nous demandent où sont les disques, nous disent qu’ils ont déjà reçu trois fois un message expliquant que ça allait être repoussé, il y en a qui veulent annuler leur commande… Ce n’est pas du tout le côté chouette du boulot, ça ! Et on se demande si ces clients-là vont revenir ou préférer acheter le disque lors d’un concert, dans un magasin. Si des commandes ne peuvent plus être assurées, c’est aussi financièrement un peu plus instable. » Les rockeurs de La Muerte, eux, pensaient avoir réglé le problème, pour Raw : pas de préventes ! Pas au moment de l’annonce de cette sortie, en tout cas. « Je voulais avoir la certitude que ce truc serait là avant de les lancer, explique le guitariste du groupe. Je ne veux pas faire de la trésorerie pendant six mois et devoir tout le temps me justifier. Pendant un moment, tout paraissait bon et puis, tout d’un coup, ça s’est effondré… »
Les mois qui viennent risquent donc d’être cruciaux. Certains, prudents, envisagent leur prochaine sortie sur les plateformes uniquement. Raw verra le jour mais à quand le prochain album de La Muerte ? Mystère ! Chez Exag’ Records, Greg Noël va se retrousser les manches : « Si l’on compte cinq mois de production, le temps de négocier un peu avec le groupe, de travailler sur les contrats, l’artwork, la mise en place, je dois déjà penser maintenant à ma sortie de septembre 2022, ce qui est assez dingue ! »Et extrêmement compliqué : « Il faut imaginer qu’on va contacter un groupe pour lui dire que son album est vraiment cool mais qu’on ne le sort qu’un an plus tard ! Il y a peut-être travaillé pendant six mois, il a envie de le sortir rapidement, d’avoir l’objet dans les mains, de passer à autre chose, de pouvoir le défendre sur scène… » Sans oublier qu’il faut aussi penser aux distributeurs : « De leur côté, les règles restent les mêmes. Ils nous obligent à avoir les disques au moins trois semaines avant la sortie officielle. Ce qui veut dire que nous devons les obtenir facilement six ou sept semaines au préalable pour être certains de pouvoir les dispatcher correctement. » Sacré rétroplanning en perspective !