Le Jardin Musical
Culture en mode perma
Réinventer la performance du concert et repenser son modèle économique, en mode équitable : le Jardin Musical revient à la racine du partage sous la ferveur de Julien Brocal. Si le musicien virtualise, il implante aussi son projet dans un lieu tout ce qu’il y a de plus physique, un lieu arboré en identité.
L’ancrage dans un espace matériel, concret, n’est-il pas l’une des conditions nécessaires à la création ? Il est en tout cas favorable à celle de liens pérennes. Julien Brocal en fait la démonstration avec Jardin Musical, un programme hebdomadaire de concerts en live et en ligne, deuxième saison commencée en janvier. Espace chaud sous charpente apparente imposante ; majestueux Steinway ; éléments en OSB conçus par le musicien (certains abritant chaises et matériel, micros, lumières, caméras, 1h30 d’installation), voici, dépassé l’espace cuisine, le salon-scène d’où tout se joue. Le français trentenaire vit et travaille dans cet endroit niché au cœur d’un ensemble de bâtiments restaurés du centre de Bruxelles, une façade vers le quai aux Briques, une autre sur la rue du Nom de Jésus. Gageons que le pianiste ultrasensible apprécie cette coïncidence d’intersection, la rencontre entre l’unité de base en construction et l’évocation du sacré, lui qui en 2018 découvre par hasard – y croit-il ? – cette habitation/atelier dont l’architecture se révèlera acoustiquement parfaite.
Julien Brocal
En 48h, on a organisé 3 mois de concerts, chaque dimanche à 18h.
Lieu de vie, lieu d’expression
L’idée d’une autre façon de fonctionner grandissait depuis un moment, le confinement en a accéléré la réalisation. « Avant, je tournais beaucoup à l’étranger, expose Julien Brocal. Avec mon mentor, Maria Joao Pires, maître en résidence pendant mon séjour à la Chapelle Musicale Reine Élisabeth, j’ai vécu au contact d’une artiste constamment en voyage ou occupée à l’organisation des suivants. Voir une artiste déracinée, tourner et jouer avec elle, m’a montré la nécessité de m’ancrer et donné l’envie de revenir à une échelle humaine. J’avais le projet de redonner vie à la musique de chambre, telle qu’elle a permis à ces œuvres d’exister lors de leur création et de retrouver la joie de la convivialité. » Au début du premier confinement, le musicien répète chaque matin à 9h, dans son salon. De l’autre côté de son écran d’ordinateur : ses parents, « chez eux à Paris, enfermés dans un petit appartement ». De ces instants de partage rapidement élargis à une petite audience sur Facebook naît un premier concert en ligne, le 3 mai 2020. « Je me suis dit, pourquoi est-ce que ça ne devrait servir qu’à moi, pourquoi ne pas l’ouvrir aux copains. En 48h, on a organisé 3 mois de concerts, chaque dimanche à 18h », relayés par des radios alors en panne de contenu. L’artiste et ses collaborateurs, Benjamin Prunet, musicien lui-même et spécialisé en management culturel, rejoint par Geoffroy Chapelle, également musicien, en charge de la communication, puis Théo Fauger, directeur visuel, ont foncé à l’enthousiasme plus qu’au culot. Pas de carte son, pas de matos, pas de budget, mais mécènes, accordeur et ingé-son ont engagé leurs outils et leur connaissance au service de l’aventure. « Ils ont compris que l’on devait être autonome », résume le musicien aux capacités fédératrices. Portée par la confiance, l’équipe se forme sur le tas. Et le musicien réalise au passage une passion d’ado, apprendre les bases de l’ingénierie sonore, grâce à Aline Blondiau, une des meilleures dans le domaine.
Voltigeant sur l’apparence des paradoxes, Julien Brocal décrit « une mise en ligne qui relie », la sortie, « ici, dans le salon » du disque de la violoncelliste Camille Thomas, Voice of Hope, ou encore « le recours à la technologie mise au service de l’intimité, que l’on essaie de partager au plus grand nombre »…. Bilan ? 400.000 auditeurs virtuels pour la première saison. « Dément ! », commente l’artiste enraciné. Les frontières se sont dissoutes devant « une vision en action qui nous porte chaque jour », devant un besoin de création essentiel, et l’adjectif résonne, à l’heure du confinement prolongé du secteur culturel. Faire advenir ces cellules de création – comprenez, au sens organique –, « c’est un acte militant. On essaie au quotidien de le mettre en œuvre. De nourrir et se nourrir », grâce aux productions du Jardin Musical. Dans la racine du mot jardin se livre l’explication de l’intitulé du projet ; elle veut dire “gardien du vivant”. Et comme la graine a besoin d’un sol où s’arrimer pour croître, une idée a besoin d’un terreau, d’un lieu-base, qu’il faudra cultiver pour que cette ressource s’épanouisse. Et en faire un jardin où se déploient les talents et les interactions : un jardin en permaculture. Le mot-valise, formé à partir des termes anglais “permanent agriculture”, signifie dans la définition du pianiste jardinier « prendre soin des hommes et de la terre. En observant de quelle façon interagissent les éléments de l’écosystème. En autonomie. Et autosuffisance. », tout se tient.
Logique de la justesse, justesse de la logique
Mais justement, le jardin tient-il sa promesse d’abondance ? La première saison s’est déroulée sur base bénévole, la rémunération des artistes passant par un “chapeau” virtuel dont ils reçoivent la totalité. Le concert, mis en ligne le lendemain, est par contre payant : 15% seront prélevés et distribués en fin de saison, de façon équitable, entre tous les artistes, les moins connus bénéficiant de la renommée des autres. Le solde ? Moitié à l’artiste, moitié
au Jardin Musical, afin de couvrir les frais de la plateforme. Les possibilités pour la seconde saison grimpent à l’assaut d’un futur interdépendant, « depuis janvier, nous avons créé un streaming équitable. Parce que les grosses plateformes ne sont pas là pour faire vivre les artistes », le musicien, auteur et interprète sait de quoi il parle. Pour 800.000 écoutes d’une production dont il cumule les droits, Spotify lui rétrocédait….0,27 dollar ! Les amateurs sont ici invités, moyennant une contribution de 15 euros par mois, à devenir souscripteurs, soit coproducteurs des artistes et artisans du développement du projet, et reçoivent la possibilité d’écouter deux concerts live par mois, (un tarif étudiant devrait ouvrir l’accès aux jeunes). Cette souscription rompt avec le modèle, plus passif, de l’abonnement ; « souscrire, c’est adhérer ! » communique l’initiateur du Jardin. Seconde possibilité : un billet virtuel de 10 euros pour voir un concert live, à réécouter à l’infini, dans la limite du contrat d’exploitation passé avec l’artiste (minimum deux ans). Et pour trois euros, une location en VOD. D’autres idées ne devraient pas manquer de germer.
À un monde politique qui peine à considérer la Culture et pour lequel la financer semble relever de l’effort, l’équipe du Jardin Musical répond par un (éco)système foisonnant, horizontal, indépendant, intime et ouvert, local et global, impliquant la communauté des auditeurs et permettant de nourrir au mieux les liens qui lui sont chers, des liens vivants.
Programme de la deuxième saison, www.jardinmusical.org ou en livestream les jours de concert www.jardinmusical.tv