Des supports audio à l’accent belge
De l’invention du vinyle à celle de la cassette audio, sans oublier Internet, la Belgique tient une place à part dans l’histoire des supports de diffusion. Entre idées de génie, utopies et quelques crochets par l’Amérique, les têtes chercheuses du plat pays ont amorcé les (r)évolutions de l’industrie musicale sur 33 tours, bandes magnétiques ou échanges de données informatiques. Petit tour d’horizon sur un air patriotique.
Début mars. Confiné mais toujours accro à la rubrique nécro, le monde apprenait avec une once de nostalgie la disparition de l’inventeur de la cassette audio. Né à quelques kilomètres de Groningue, aux Pays-Bas, Lou Ottens avait 94 ans. Si l’histoire retient son nom, la réalité du terrain nous apprend une autre vérité. Engagé chez Philips en 1952, l’ingénieur néerlandais a escaladé les échelons du groupe industriel implanté à Eindhoven pour atteindre, quelques années plus tard, le poste de directeur d’une équipe “développement produit” en Belgique, dans l’usine d’Hasselt. C’est à ce titre que son épitaphe mentionne l’invention de la cassette audio. Dans les faits, pourtant, la trouvaille est (aussi) à mettre à l’actif d’un membre de son effectif, le Belge Gilbert Mestdagh. En retrait des lauriers et du titre honorifique de son supérieur hiérarchique, ce dernier voit sa fameuse cassette atterrir sur le stand de Philips lors de sa présentation officielle à Berlin, en 1963. Au lendemain de ce salon professionnel, l’objet est fabriqué en série, commercialisé en Europe dès 1965 et, quatre ans plus tard, aux États-Unis. Aujourd’hui, on estime à cent milliards le nombre de K7 vendues dans le monde…
La cassette, une invention belge ?
Oui… et non.
Plastique de rêve
Bien avant cette avancée fulgurante sur bande magnétique, un autre Belge a, sans le savoir, mis le feu aux poudres et favorisé le grand boom de l’industrie musicale. Son nom ? Léo Baekeland. En 1907, le chimiste met au point la bakélite, un produit breveté qui projette les sociétés occidentales dans l’ère du plastique synthétique. À l’époque, la réaction chimique imaginée par le scientifique n’est pas (encore) synonyme de pollution, mais bien d’évolution. Car, jusqu’alors, les matériaux en plastique étaient réalisés à base de matières premières naturelles. L’invention change donc sérieusement la donne. Vierge de toute molécule présente dans la nature, la bakélite est vantée pour sa solidité et sa résistance à la chaleur. Une aubaine pour les fabricants de disques qui vont y trouver l’occasion de remodeler un marché encore inféodé aux préceptes de l’Allemand Emil Berliner. Pionnier et redoutable homme d’affaires, celui-ci est à l’origine du 78-tours en zinc enduit de cire. Parties sur les chapeaux de roues, les ventes de son support audio connaissent néanmoins un sérieux ralentissement dès les premiers coups de canon de la Grande Guerre. Monopolisé pour forger les obus et mitrailler dans les tranchées, le métal devient une denrée rare. Ce contexte géopolitique pousse l’industrie musicale à la réflexion. L’invention de Léo Baekeland fait alors office de solution miracle. Dérivé de la bakélite, le vinyle permet en effet de fabriquer le disque microsillon. Une rondelle phonographique qui offre de multiples avantages : une durée d’écoute multipliée par cinq sur un matériel plus durable et léger. En outre, l’objet procure une qualité sonore bien supérieure à son prédécesseur. Que demander de plus ?
Léo Baekeland, le chimiste qui mit au point la bakélite, qui permit la naissance du vinyle.
Plaisir longue durée
Forte de ces avancées et d’une naturalisation de Léo Baekeland, l’Amérique va de nouveau tirer profit d’une expertise importée du plat pays. Recruté par les laboratoires du réseau CBS à New York, le Belge René Snepvangers met son savoir-faire au service de son directeur scientifique, le Hongrois Peter Carl Goldmark. Parmi ses attributions, ce dernier doit faire évoluer la branche musicale de son entreprise, le label Columbia Records. À ce titre, il envisage de mettre au point un disque pouvant contenir au moins vingt minutes par face. Pour accomplir cette révolution, il se tourne vers Snepvangers. En 1944, le Belge dirige l’équipe de recherche qui réalise le tout premier 33 tours de l’histoire. Par la même occasion, l’ingé-son inaugure le concept de “long-playing” (LP). Resté dans les annales, son nom est aujourd’hui associé aux Prix Caecilia qui, chaque année, récompensent les productions classique et contemporaine. Reconnaissance ultime de la cérémonie, le prix Snepvangers couronne ainsi le meilleur enregistrement de musique belge. Le disque longue durée sera finalement lancé par Columbia Records en juin 1948 aux USA. Revenu dans l’air du temps après avoir encaissé l’hégémonie du CD, le LP reste aujourd’hui encore le support physique préféré des mélomanes d’ici et d’ailleurs.
Robert Cailliau, le Belge derrière le “world wide web”.
Utopie vs Surréalisme
Si le vinyle a retrouvé une place dans le cœur des collectionneurs, la majeure partie de la consommation musicale se prive désormais de tout support physique. Les écoutes se sont adaptées aux évolutions technologiques. En 2021, les algorithmes YouTube balisent les goûts du public. Les plateformes de streaming comme Spotify ou Apple Music squattent les écrans, là où d’autres initiatives proposent des alternatives (SoundCloud, Bandcamp, Hearthis). Ces expériences en ligne ont, néanmoins, un point commun : elles doivent leur existence à un ensemble de pages éditées en langage HTML, toutes logées à une adresse URL et accessibles via le fameux protocole HTTP. Sans Internet, pas d’échanges de fichiers audio ni l’ombre d’une révolution Napster. Indirectement, la mutation de l’industrie de la musique tient donc à l’invention d’un physicien belge. Robert Cailliau : l’homme qui a conçu le “World Wide Web”. En 1990, celui-ci imagine avec son collègue britannique Tim Berners-Lee un vaste système d’échanges d’informations supposé faciliter la vie des scientifiques. Engagés par le CERN (Organisation européenne pour la recherche nucléaire), les deux hommes délaissent leur travail sur les particules le temps de concevoir une façon de partager la documentation du CERN via un réseau d’ordinateurs interconnectés. « Les premiers à avoir une idée ne sont pas les mieux placés pour en apercevoir toutes les conséquences, surtout commerciales, expliquait-il, en juillet 2007, dans les pages du quotidien Le Monde. Cela demande d’autres talents : des qualités de management, le sens des affaires. Nous, nous avons créé un standard, pas un produit… Les deux conditions d’une popularisation rapide de notre norme étaient le libre accès et la gratuité, à l’écart de toute considération marchande. » Assez rapidement, pourtant, l’invention du duo est récupérée par les Américains qui, une fois encore, y voient une mine d’or. À l’heure où l’Europe tente de réguler les GAFAM (les géants Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et envisage de bouleverser l’écosystème YouTube via une réforme du droit d’auteur sur les contenus en ligne, la genèse du célèbre “www” se teinte d’une certaine ironie voire, pour terminer sur une note typiquement belge, d’une bonne dose de surréalisme.