Lucien Fraipont / Robbing Millions
Normal freak
Première signature du label créé par le groupe new-yorkais MGMT, Lucien Fraipont est le corps, la voix et l’âme de Robbing Millions. Formé au jazz, le multi-instrumentiste bruxellois savoure les meilleures recettes psychédéliques et partage volontiers ses goûts éclectiques avec Aksak Maboul, Judith Kiddo ou Casimir Liberski.
Planqué dans le quartier populaire des Marolles, Lucien Fraipont ferme la porte de la cuisine et se réfugie dans son studio d’enregistrement: une pièce étriquée, aménagée à l’arrache entre la salle de bains et une tringle surchargée de vêtements. C’est là, entouré par ses guitares et sa collection de synthés, qu’il a finalisé le futur de Robbing Millions : un double album intitulé Holidays Inside. Mais avant d’en arriver là, le musicien a fait son chemin. « J’ai grandi dans une maison située à deux pas du Sablon et du Palais de Justice », retrace-t-il. La famille Fraipont y collectionne les disques de David Bowie, Serge Gainsbourg, Beck ou Led Zep’. « Mes parents étaient des lecteurs assidus de la presse musicale. J’embarquais toujours leur Rock&Folk pour aller aux toilettes… » Les connaissances acquises au petit coin conduisent le garçon aux portes de l’académie d’Ixelles. Où un prof de guitare l’initie à la complexité des partitions sud-américaines. Le petit Lucien accompagne ensuite maman et papa à Forest National pour le concert d’IAM. « Je me souviens aussi de Muse au Botanique. Mon père avait pris un escabeau pour que je puisse voir les mecs sur scène. » En descendant de son perchoir, le spectateur d’un soir ne pense qu’à une chose : jouer de la guitare électrique. « J’ai pris des cours avec un Irlandais prénommé Frankie, le frère du chanteur Perry Rose. Il m’apprenait à jouer du Jimi Hendrix et du Stevie Ray Vaughan. »
La foire de Libramont
Pour le guitariste, les études secondaires marquent le début d’une nouvelle ère : l’âge du rock. « J’ai monté un trio avec un batteur et mon pote Gaspard Ryelandt. C’était bancal, mais la rencontre entre mon bagage blues-rock et ses vocalises soul-funk était assez cool. » À l’été 2003, Lucien Fraipont délaisse sa pédale de distorsion pour un stage de jazz à l’académie de Libramont.
Lucien Fraipont
« Contrairement à eux, je suis… normal.
La bizarrerie est plutôt à chercher dans ma musique. »
« Je ne comprenais rien à cette musique, mais je n’étais pas le seul. D’autres, comme Antoine Meersseman (futur BRNS, – ndlr), semblaient aussi largués que moi. Le seul qui maîtrisait vraiment le jazz, c’était un certain Casimir Liberski. » L’épisode en province de Luxembourg laisse des traces. « Après ce stage, j’ai su ce que je voulais faire. » Un détour par le Jazz Studio d’Anvers et quatre années de conservatoire plus tard, le musicien se spécialise du côté de La Haye. « Durant cette période, j’étais à fond dans John Coltrane, Jim Hall, Bill Evans, Kurt Rosenwinkel ou Nelson Veras. Rien ne suscitait mon enthousiasme en dehors du jazz. J’étais à la limite du snobisme. » Obnubilé par les légendes du jazz, Lucien Fraipont s’envole pour New York en vue d’y rejoindre son ami Casimir Liberski. Pour rester à ses côtés, il tente d’obtenir des subventions académiques, mais les financements promis ne suivent pas. Le rêve américain s’évanouit. Le retour à la réalité est violent mais, heureusement, amorti par la découverte du logiciel GarageBand. « J’ai maquetté des trucs très pop et, sur les encouragements de mon entourage, j’ai monté un groupe pour les jouer avec moi. » C’est le début de Robbing Millions. Via ses mélodies décontractées et discrètement psychédéliques, la formation attire l’attention du public en publiant, coup sur coup, deux EP (Lonely Carnivore, Ages And Sun) et un album sans titre. Si Robbing Millions a des accents communautaires, la réalité du collectif est pourtant l’œuvre du seul Lucien Fraipont. « J’aimais l’esprit de camaraderie mais, dans les faits, je composais les morceaux et chacun interprétait sa partie. » Comme Tame Impala ou Vampire Weekend, Robbing Millions est un vrai-faux groupe. Cette évidence, combinée à des paternités et divers choix de carrière, amène Lucien Fraipont à une profonde remise en question.
The Shags
Après trois ans d’efforts solitaires, à jouer de tous les instruments, « parfois n’importe comment », le Bruxellois se retrouve à la tête d’une soixantaine de compos. Pour extraire le meilleur de cette corne d’abondance, il se tourne vers Shags Chamberlain, ingé-son australien connu pour ses incursions chez Mac Demarco, Pond ou Ariel Pink. Après plusieurs échanges de mails, ce dernier atterrit à Bruxelles. « Quand il est apparu sur le pas de ma porte, c’était une vision apocalyptique: il était trempé, sa veste de cowboy avait épongé toute l’eau du ciel. Il sentait la bête sauvage, mais était adorable. Pendant une semaine, nous avons travaillé à son rythme. Cela comprenait un réveil tardif, quatre repas quotidiens et, surtout, des excursions dans les magasins de disques. Pour être heureux, il doit acheter un vinyle chaque jour, minimum. » Partenaire particulier, Shags Chamberlain apporte du soin aux chansons et des conseils à Fraipont. « Si je suis parti sur un double album, c’est grâce à lui. »
Counter-Strike, FIFA et Mac DeMarco
Au printemps 2018, le Bruxellois emporte ses refrains sous le soleil de Californie. Shags Chamberlain vit dans la Cité des Anges, à Highland Park. « Un beau matin, il se met en tête d’aller chez Mac DeMarco. Sur place, Shags lui raconte que “le Belge” a besoin de son piano et, hop, me voilà en train d’enregistrer chez lui. » Ironie de l’histoire, l’enregistrement en question ne figure pas au casting d’Holidays Inside. « N’empêche, je garde un bon souvenir de Mac DeMarco. Il m’a même invité à un barbecue. » Autre rencontre étonnante : Ariel Pink. « Il habite au-dessus du resto mexicain où Shags a ses habitudes. Un soir, j’aperçois Ariel Pink qui me fixe en dévorant un énorme burrito. En fait, il débarque n’importe quand chez Shags pour lui raconter des trucs sordides ou complètement déprimants. C’est un drôle de coco. Moi, je l’apprécie surtout pour sa musique… » À l’écoute des nouvelles chansons de Robbing Millions, l’influence est évidente, au même titre que celle de R. Steevie Moore, Gary Wilson ou, même, des Flaming Lips. « Tous ces gens sont ce que les Américains appellent communément des freaks. Contrairement à eux, je suis… normal. La bizarrerie est plutôt à chercher dans ma musique. Avec la pandémie, j’ai toutefois découvert une autre facette de ma personnalité, un truc proche de l’autisme. Ainsi, au début du confinement, j’étais surexcité à l’idée de rester enfermé chez moi sans autre obligation que d’enregistrer. Le soir, je jouais à des jeux vidéo comme FIFA ou Counter-Strike en écoutant mes enregistrements de la journée. C’était le bonheur total. »
Lucien Fraipont
Aider les autres à améliorer leurs morceaux, ça me plaît.
L’homme de l’ombre
En marge de Robbing Millions, Lucien Fraipont met son savoir-faire au service des autres. Quand il ne donne pas un coup de main à sa compagne, la chanteuse Judith Kiddo, il joue de la guitare chez Aksak Maboul ou au sein de Maniac Maison, groupe formé aux côtés de Casimir Liberski et de la saxophoniste Shoko Igarashi. « Dans ces projets, je suis l’homme de l’ombre. Je me sens plus à l’aise dans ce rôle que dans celui du chanteur. Aider les autres à améliorer leurs morceaux, ça me plaît. À l’avenir, j’aimerais d’ailleurs amplifier cette activité et devenir producteur. »
Congratulations
D’abord annoncé sur les rangs du label Stones Throw (MF Doom, J. Dilla), le nouveau Robbing Millions voit sa sortie perturbée par la crise sanitaire. « Pire, avec les ralentissements des activités, j’ai hérité d’une résiliation de contrat… » Quelques semaines après avoir encaissé la nouvelle, le Bruxellois reçoit un appel de Shags Chamberlain, encore lui. « Il avait acheté des vinyles avec son pote Andrew VanWyngarden, le chanteur de MGMT, qui soi-disant s’intéressait à mon disque… Après la déconvenue Stones Throw, j’avais le moral à zéro. Donc, quand il m’explique que le groupe new-yorkais envisage de me signer, je n’y crois pas… du tout ! » Finalement, un accord est trouvé et Robbing Millions devient la première signature internationale de MGMT Records. « La sortie de l’album n’a pas été simple. Entre les hauts et les bas, j’ai appris à relativiser. Même si c’est très cool d’être signé sur ce label, j’évite de tirer des plans sur la comète. » Avec ses mélodies cosmiques et sa collection de chansons intergalactiques, Lucien Fraipont aurait pourtant tort de se priver.