Jamais sans mon smartphone
S’ils en irritent certains, tant sur scène qu’au sein du public, les smartphones sont devenus incontournables dans le paysage des salles de concerts et des festivals. Petit tour de la question entre habitudes de consommation, bénédiction pour la promotion et velléités d’interdiction.
« Attention. L’usage du téléphone pour filmer sera strictement interdit pendant le concert. » L’information est inscrite en lettres majuscules sur la page de l’événement. Le 15 février dernier, le rappeur Disiz (anciennement la Peste) se produisait au Reflektor et il ne voulait pas se retrouver devant une forêt de smartphones.
« Je pensais que c’était pour préserver l’effet de surprise d’un élément de décor mais c’était apparemment une question d’ambiance, explique Jean-Yves Reumont (Ardentes, Reflektor, OM). Si Disiz faisait une tournée des petites salles, c’était pour se chauffer et retrouver une certaine proximité avec le public. C’était à notre sécu de s’assurer que personne ne filmerait. » Nouvelle tendance ? « De mémoire, c’était la première fois qu’on nous demandait ce genre de chose. »
Olivier Vanhalst – Le Botanique
Les gens sont obsédés par l’idée de rester constamment joignables.
Redcar, Madonna, Alicia Keys, Dinos ou encore Kalash… Ces dernières années, quelques poids lourds de l’industrie ont interdit l’utilisation des portables lors de leurs concerts. Dès 2018, Jack White avait montré l’exemple et épinglé le paradoxe. « Tout le monde documente le moment mais personne ne le vit. »
« L’utilisation du smartphone est tellement normalisée et généralisée, explique Olivier Vanhalst, programmateur au Botanique. La plupart du temps, les images sont immédiatement postées sur Insta pour dire : “regardez, j’étais là”. D’ailleurs, souvent, on ne filme pas un morceau dans son intégralité. C’est pour avoir son “j’y étais”. Comme on fait une photo de son assiette au resto. Les téléphones sont remplis d’une quantité invraisemblable de données qui ne sont pour ainsi dire jamais consultées. »
Vers une interdiction?
Le Bota a déjà été sollicité pour ce type de demandes mais elles restent extrêmement marginales : « On ne peut certainement pas affirmer qu’une tendance se dessine. Je me souviens des concerts de Prince en 2014. Une fille à côté de moi s’était fait sortir d’ailleurs. Mais quand je recherche “smartphone interdit” dans ma boîte mail, la seule réponse que j’obtiens concerne un concert de Placebo en 2022. L’entourage du groupe avait tout pris en charge. Les smartphones, caméras, montres connectées et autres enregistreurs étaient interdits dans la salle. Les spectateurs devaient les donner à l’entrée et les récupéraient à la sortie. » « Ce concert j’y ai assisté, sourit Jean-Yves Reumont. Et ça faisait longtemps, à part en avion et encore, que je n’avais plus à ce point été déconnecté pendant une heure et demie.»
« Certains artistes prônent juste l’expérience concert sans écran interposé, reprend Olivier Vanhalst. Comme dans le bon vieux temps. Comme une expérience unique qui se vit dans l’instant, au moment présent et puis dans nos souvenirs. Mais c’est généralement une initiative de groupe établi qui essaie de cadenasser et de contrôler son image. Alors que nous, on accueille quand même beaucoup d’artistes en développement. »
« Ceux qui imposent ces interdictions sont à un niveau de célébrité qui le leur permet et ils n’ont pas besoin de visibilité, acquiesce Giacomo Panarisi (Giac Taylor, Romano Nervoso). Ça m’étonnerait qu’un groupe qui survit de la musique, comme nous ou 90% des artistes en Belgique, se plaigne d’être diffusé sur les réseaux sociaux. Pour beaucoup d’ailleurs, la popularité en émane. Toutes ces nouvelles stars, on n’en parlerait pas sans cette forme de communication. Tout se ressemble alors tu te démarques avec ton look, tes followers et Insta. En tant qu’artiste, ces smartphones ne me dérangent pas plus que ça. À part quand les spectateurs activent leur flash et me foutent leur lumière dans la gueule. Mais lorsque je descends dans la foule et qu’un téléphone tombe, ça a plutôt tendance à me faire rire. Que tu le veuilles ou non, les gens ensuite postent. Quand tu assures une première partie devant 2.000 spectateurs, tu gagnes vite une centaine de suiveurs. Ça te fait de la promo. »
« Je n’ai jamais reçu ce genre de demande de la part de nos artistes, excepté pour un showcase d’Indochine quelque jours avant la sortie de son disque et une session d’écoute exclusive pour un album de Damso, explique Laetitia Van Hove de l’agence Five Oh. Au contraire, les jeunes artistes jouent avec ces codes. Comme Anaïs MVA, une Française qui étudie à Bruxelles, qui cartonne sur TikTok et les réseaux. Pendant ses concerts, Anaïs joue avec les premiers rangs. Elle fixe les téléphones du regard. Les emprunte et chante dedans. Elle répond à une demande d’interaction. » Il n’en va pas autrement aux Ardentes où les spectateurs semblent parfois avoir un smartphone greffé au bout des doigts. « Les festivaliers filment énormément les concerts, reprend Jean-Yves Reumont. Ils partagent quasiment en live d’ailleurs. Et je n’ai pas l’impression qu’il y ait moins d’ambiance pour autant. Que du contraire. Les artistes y sont habitués. Ils vont même souvent chercher des téléphones dans le public. Ce n’est pas quelque chose de statique. Certains qui veulent vivre l’événement plus intensément peuvent être contrariés par le fait d’avoir la vue obstruée par des téléphones. Je comprends. Mais c’est générationnel. »
De la pub gratuite!
Pour les organisateurs aussi, ces images sont synonymes de publicité. « Bien sûr. Ça contribue à la popularité de ce qu’on fait. Je pense souvent en terme de marketing et qu’une difficulté du cinéma à l’heure actuelle, c’est qu’il est compliqué pour les gens de partager le fait qu’ils ont été voir tel ou tel film. Le cinéma est presque “anti” réseau social. Tu vas au cinéma et personne ne sait que tu y as été… » Les gens ont-ils seulement besoin de le savoir ? « Ça, c’est toute la question du partage à travers les réseaux sociaux. Les gens font la même chose quand ils vont au foot ou au resto. La prochaine génération fera peut-être marche arrière. »
En attendant, Les Ardentes se sont mises à utiliser ces supports dans leur communication. On parle d’UGC pour User Generated Content. « À côté du contenu très pro, très léché qu’on réalise nous-mêmes, on va aussi chercher chez les festivaliers un contenu très brut, très réel, pour le relayer sur les réseaux sociaux pendant et après l’événement. »
Le smartphone fait partie tellement intégrante aujourd’hui du concert qu’on s’en sert pour créer des lumières. Une ambiance. Il a commencé par y remplacer les briquets et des applications aujourd’hui (WePix Arena notamment – créé par un ingénieur toulousain –) permettent aux fans de participer aux spectacles lumineux de leurs idoles.
L’interdiction des smartphones serait problématique et techniquement compliquée à gérer en festival mais elle n’est, dans les salles de concert, pas si déraisonnable que cela peut le sembler. « Évidemment, ce serait une contrainte logistique supplémentaire avec un coût en personnel. Mais c’est une dimension qu’on prendrait alors en compte dans les budgets », précise Olivier Vanhalst.
Lors du phone free show de Bob Dylan à Forest en 2022, le personnel de Yondr (le fabricant américain d’étuis pour téléphones mobiles associé à la tournée) se tenait à disposition des spectateurs pour les aider à glisser leurs smartphones dans l’emballage sécurisé et fermé qu’ils pouvaient conserver avec eux toute la soirée. Le déverrouillage étant possible en quelques stands dédiés. « Je ne sais pas comment on procéderait. Ce serait super de pouvoir désactiver les fonctions d’enregistrement sur une zone donnée. Les gens sont obsédés aujourd’hui par l’idée de rester constamment joignables. Garder leur téléphone en poche les rassurerait. Si c’est pour avoir l’effet pervers de ne pas apprécier pleinement le concert parce qu’ils ont peur de ce qui pourrait être en train de se passer… »
Finalement, c’est peut-être dans les boîtes de nuit que l’interdiction du smartphone a le plus de chance de se propager. Et ce sur le modèle des clubs techno berlinois. « Là, c’est encore autre chose, je crois, termine Giacomo Panarisi. Dans les boîtes, il y a cet aspect vie privée. Tu y vas pour te lâcher et débrancher la prise. Si tu vois des images qui relèvent vraiment de la vie privée, ça le fait moyen… A fortiori si tu les partages ensuite sur les réseaux. Tu peux vite t’y retrouver à filmer quelqu’un contre son gré. »