Un petit état des lieux du management artistique
Ce n’est pas un scoop : dans le secteur musical, le rôle d’un·e manageur·euse va bien au-delà de la gestion de plannings et de la négociation de contrats. Mettre en place une stratégie qui tient la route – tout en faisant face aux enjeux émotionnels, créatifs et professionnels auxquels sont confronté·es les artistes – fait aussi partie du job. Un métier mystérieux, pourtant nécessaire – voire essentiel ? – au bon développement de la carrière musicale des artistes. En voici quelques facettes… et quelques secrets, aussi.
« Il existe autant de manageurs qu’il existe de style de management », nous glisse Joseph Meersseman entre deux gorgées de café, un matin de février embué. Fondateur de la structure Diligence Artist Management et manageur d’artistes depuis plus de quinze ans (BRNS, Eosine, David Numwami), ce gars-là en connaît un rayon sur le sujet. Tout comme Greta Vecchio, Sébastien Desprez ou encore les artistes Aurelio Mattern et Françoiz Breut, qui, après avoir entamé plusieurs collaborations managériales au sein du secteur musical, ont toustes accepté de prendre part à la discussion. Entre les qualités à développer pour affiner sa pratique, la place fondamentale du réseau, de l’empathie et des relations humaines, et quelques conseils avisés pour mener au mieux ce genre de collaborations – et les arrêter au bon moment –, iels n’ont pas mâché leurs mots. Et c’est tant mieux.
Conseil, direction artistique, carnet d’adresses et accompagnement sur mesure
Dans l’industrie de la musique, le talent d’un·e artiste ne suffit pas toujours à garantir son succès. Face à la complexité et à la compétitivité du milieu, iels se doivent parfois d’être entouré·es et conseillé·es par des expert·es du secteur afin de développer au mieux leur projet, et tenter de l’emmener dans la bonne direction. Parmi ces expert·es, les manageur·euses se retrouvent souvent au premier plan. « J’ai rencontré ma première manageuse en 2000. Je réalisais mon second disque et elle travaillait chez Olympic, mon tourneur de l’époque. Comme je n’y connaissais rien, il a bien fallu qu’on m’aide pour tout ce qui était contrats, promotion, tourneur, etc. », explique Françoiz Breut. Une petite dizaine de disques au compteur, l’autrice-compositrice-interprète a travaillé main dans la main avec sa manageuse pendant de longues années. Une collaboration née d’une rencontre professionnelle, qui a porté ses fruits : « J’attendais à ce qu’elle m’aide à comprendre tout ce business et fasse le lien entre le label, le tourneur et l’attaché de presse. C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’elle m’a inscrite sur les sociétés de droits d’auteurs et de droits d’interprètes », ajoute-t-elle.
Aurelio Mattern
Avoir un manageur qui prend le temps de construire avec toi le projet
et qui n’est pas dans une course après le temps, c’est important.
Décodeur·euses de l’industrie, déclencheur·euses d’opportunités, carnets d’adresses sur pattes, les manageur·euses sont, comme le souligne Françoiz, « là pour défendre les droits de l’artiste, partagés entre le tourneur, le label et la promotion ». Mais pas uniquement : sur un plan plus artistique, les manageur·euses doivent également être capables d’identifier la couleur du projet musical qu’iels défendent afin de le tirer vers le haut – quitte à légèrement sortir l’artiste de sa zone de confort –, tout en préservant l’intégrité de son travail de création. « Chez Magma, on s’occupe autant de groupes que de DJs et de producteur·rices. Ce sont des circuits différents et les règles ne sont pas les mêmes. On ne pourrait pas avoir une recette qu’on applique à tout le monde. Cela dit, les contacts qu’on se faits, ils renforcent la machine », nous raconte Sébastien Desprez, co-fondateur de l’agence Magma avec Julien Gathy. « Notre impact sur la création musicale, il dépend vraiment d’un projet à l’autre. Il y a des artistes qui sont intéressés d’avoir du feedback, des artistes avec lesquels on a déjà été en studio, à qui on donne des directions, etc. Il y en a d’autres, c’est genre “pas touche à ma musique”. Dans ces cas-là, on va plutôt donner des intuitions sur des chemins à prendre », nous explique-t-il en faisant référence au prochain album du quatuor ECHT! (voir par ailleurs dans le magazine,– ndlr).
Un accompagnement sur mesure, c’est une expérience dont a pu bénéficier Aurelio Mattern, qui, après avoir co-fondé les projets Lucy Lucy, Paon et Sonnfjord, démarrait il y a quelques années son aventure en solo, sous le nom d’Aurel. Un projet managé dès ses débuts par un certain Olivier Delloye, manageur, booker et directeur de la structure Back in the Dayz. « Oli, c’était mon coach : il me demandait de composer un max de chansons, il m’a vraiment fait sortir des sentiers battus. Ça m’a fait trop du bien d’être boosté comme ça », déclare-t-il. Selon lui, l’une des caractéristiques d’un·e “bon·ne manageur·euse”, c’est la combativité : « Dans l’industrie de la musique, si le premier single ou le premier EP ne fonctionne pas, j’ai l’impression qu’on peut directement être balayé. Pour moi, une carrière musicale, ça se construit, petit à petit. Avoir un manageur qui prend le temps de construire avec toi le projet et qui n’est pas dans une course après le temps, c’est aussi important ». Ensuite, place à la créativité : « Je pense qu’un bon manageur, c’est quelqu’un qui va réussir à prendre l’univers de l’artiste et le faire vivre via plein de canaux différents. Sur les réseaux sociaux, évidemment, mais aussi dans la vraie vie – avec des collaborations, par exemple –, sans pour autant brûler les étapes ».
Née d’une puissante amitié, la collaboration d’Aurel et d’Olivier a, elle aussi, fini par payer : après avoir démarché des dizaines de labels parisiens, Olivier est parvenu à sécuriser un contrat artiste pour Aurel, avec le label Alter K. Une collaboration qui a emmené l’artiste ailleurs, vers de nouveaux horizons : « Quand il a fallu recommencer à composer en étant entouré, c’était tout à fait différent. Je n’avais plus cette liberté d’être tout seul dans ma chambre. Par contre, j’avais un soutien qui me faisait du bien. Le boss du label écoutait chacune de mes maquettes et c’était assez réconfortant. C’était très grisant d’être écouté, de savoir qu’il y avait toute une équipe autour de moi. Mais le jour où il a fallu sortir l’EP travaillé avec le label, j’ai eu un vertige et je me suis dit : “est-ce que je ne me serais pas un peu égaré ?”. J’ai eu l’impression que ce n’était pas tout à fait moi, musicalement parlant », confesse-t-il. Plus tard, Aurel se rendra compte que certaines ambitions du label ne collaient malheureusement pas tout à fait à son identité : « Je me suis retrouvé dans une course à l’efficacité, à la performance. J’avais l’impression de devoir faire le meilleur produit ».
L’empathie, un ingrédient essentiel pour une collaboration réussie
Au-delà du conseil artistique, des contacts et de l’aide administrative que peuvent apporter les manageur·euses à leurs artistes, le développement de leurs compétences interpersonnelles – comme l’empathie, l’écoute active ou encore la gestion de conflits – est primordial. C’est en tout cas l’avis de Françoiz, qui est formelle : « On doit se sentir soutenu même dans les moments difficiles, les périodes de doute, de remise en question ».
Joseph Meersseman - Diligence Artist Management
Un job qui demande beaucoup de pédagogie.
Une notion importante que Greta Vecchio, bookeuse et manageuse au sein de la structure bruxelloise Nada, prend très à cœur : « Je fais de plus en plus de psychologie avec mes artistes, c’est devenu une priorité dans mon métier ». Selon elle, la plupart des artistes sont plein·es de questionnements et ont besoin d’avoir un·e confident·e, quelqu’un·e qui peut comprendre ce qu’iels traversent et ce qu’iels ressentent. « Je me rends compte que peu importe la période, les artistes ont besoin d’avoir une épaule, une personne avec qui partager les craintes, les frustrations, les doutes, etc. Avoir une oreille, c’est hyper important pour eux », poursuit-elle. Dans les moments de stress, Greta met tout en œuvre pour apaiser ses collaborateur·rices. Son truc ? La communication : « Je leur dis qu’il faut continuer, qu’à un moment donné le stress va baisser mais qu’il ne faut absolument pas se comparer aux autres. On ne voit toujours que les réussites et jamais les échecs, on ne voit jamais tout le travail qui a été mis en amont ».
Un job qui demande un investissement émotionnel relativement important, ainsi que « beaucoup de pédagogie », comme le souligne Joseph Meersseman.
En plus d’avoir besoin d’être rassuré·es, certain·es artistes recherchent également une validation de leur légitimité auprès de leurs équipes. « On a toujours besoin d’être validé par ses pairs, par ses proches, par les gens autour du projet. Réaliser qu’un pro du milieu, bien installé, aimait ce que j’avais à proposer, ça m’a fait du bien. Ça m’a conforté dans mon choix de faire de la musique », explique Aurel. Il poursuit : « Quand j’ai fait écouter mon projet à Oli, il a tout de suite accroché. Il m’a proposé d’être mon manageur, ça m’a boosté à fond. À ce moment-là, je me suis senti pousser des ailes : il avait beaucoup d’ambition là où, moi-même, je n’avais même pas espéré quoi que ce soit (…) Olivier Delloye, c’était un ami à moi qui est, par la suite, devenu mon manageur. Je savais qu’il croyait en moi, qu’il aimait ma musique. Le management qu’on m’a proposé en France, était, lui, purement professionnel : je ne connaissais pas du tout la manageuse, qui devait travailler sur quelques missions, on s’est seulement vus deux ou trois fois », explique-t-il. Ayant toujours eu pour habitude de développer des amitiés avec ses collaborateur·ices – ou même de travailler directement avec ses proches – l’artiste s’est, lors de cette collaboration française, heurté à l’aspect industriel, performatif et nettement plus formel du secteur. « C’était la première fois que j’avais l’impression de travailler dans l’industrie de la musique et de perdre un peu le côté passion », confesse-t-il, avant d’ajouter : « Cette pression de l’industrie, elle m’a blessé. Il a fallu que je retrouve confiance en moi, que je retrouve cette passion. J’ai dû travailler là-dessus et, maintenant, j’ai l’impression d’être beaucoup plus serein avec ça. C’est pour ça que je ne ressens plus le besoin d’avoir un manageur ces temps-ci: j’ai vraiment envie de m’écouter à 500%. Par contre, c’est important d’être entouré. Moi j’espère vraiment pouvoir être entouré pour la suite parce que c’est vrai que quand t’es seul, il faut une sacrée dose d’énergie, une sacrée dose de confiance en soi pour aller frapper à toutes les portes et faire vivre ton projet ».
Protéger son artiste (et se protéger soi)
La création d’un lien solide, basé sur l’empathie, le soutien, la présence physique et la confiance mutuelle est sans doute l’un des aspects les plus importants de ce genre de collaboration. Mais l’amitié est-elle inhérente aux relations entre manageur·euses et artistes ? Selon Greta, la réponse est non : « Lo Bailly, c’est devenu un ami. Mais on peut aussi travailler de façon très efficace en gardant une barrière entre vie pro et vie perso ». Elle est formelle : au-delà de prendre soin des artistes, il est essentiel de se protéger soi-même, en tant que manageur·euse. « On a aussi nos émotions, nos frustrations, nos doutes, et on ne va pas forcément les partager avec nos artistes. On va les garder pour nous. Et il faut aussi qu’on se protège de ça. Alors comment faire, en tant que manageur, quand t’endosses le rôle de la personne qui rassure, alors que parfois tu as aussi besoin d’être rassurée ? ». Une question pleine de sens, qui a le mérite d’être posée.
« Ma vraie expérience de management, elle est arrivée quand j’ai quitté Los Angeles et que je suis revenu en Belgique. J’avais cette sorte de bagage, qui m’a un peu donné des ailes, puis quand je suis arrivé et que mon cousin Antoine, qui jouait dans BRNS, est sorti de répète et m’a envoyé sa musique, je me suis dit “c’est génial, je pense qu’il y a vraiment un truc à faire. J’aimerais participer” », nous raconte Joseph. Après avoir fait ses dents comme tourneur et responsable merchandising aux États-Unis, le belgo-américain s’est donné corps et âme au développement du projet de son cousin. « Ils ont joué un premier concert en mode “local scout”, puis un support à L’Atelier 210. Je me souviens être arrivé, avoir rencontré un peu tout le monde et leur avoir dit “je pense que j’ai une vision à six mois et à deux ans”, et puis c’était parti. On a sorti le premier EP par nous-mêmes, puis on a été en discussion avec Naïve. On a tout appris sur le tas », ajoute-t-il. Se faisant un nom en même temps que ses artistes, Joseph n’a pas honte de le dire : au début de sa carrière, il avait tendance à sortir les crocs : « Mon premier rôle, c’était de défendre mon artiste. Ça fait toujours partie, aujourd’hui, de mon ADN. Mais, je pense qu’en 15 ans, le milieu a connu pas mal de shifts, et on se retrouve moins dans des décisions de défense basées sur la peur mais plutôt une défense avec une vraie création de projet ».
Cette vigilance presque constante, Françoiz Breut l’a, elle aussi, expérimentée avec sa manageuse de l’époque : « Je ne réalisais pas, à l’époque, ce que c’était de gagner de l’argent en faisant ce métier – que je ne considérais pas comme un métier, puisque c’était passionnant et agréable. Je ne pensais pas que certaines personnes peu scrupuleuses auraient pu m’escroquer ou profiter de ma situation de jeune chanteuse naïve. Ma manageuse était là pour faire attention à tout ça », explique Françoiz.
« Il existe autant de manageurs qu’il existe de style de management »
Une chose est sûre : il n’y a pas de mode d’emploi pour devenir manageur·euse. Le truc, c’est d’axer sa stratégie sur les besoins de l’artiste et sur ses propres points forts. « Moi, j’avais une expérience qui était plutôt entrepreneuriale. J’ai fait deux mois de tournée, je sais ce que c’est. J’ai vendu du merch, je sais ce que c’est. J’ai été dans des vans, je sais ce que c’est. Et quand j’ai commencé à bosser avec BRNS, j’étais fraîchement conseiller chez Smart. Donc je savais facturer, je connaissais tous ces trucs d’administration (…) C’était super parce que j’étais fougueux mais c’était un boulot colossal que de faire ça », souligne Joseph.
Sébastien, Greta, Joseph et Olivier ont évidemment des points communs dans leur approche managériale mais iels gardent chacun·e une certaine marque de fabrique. Une individualité qui leur est propre, et qu’iels continuent d’aiguiser au fil des rencontres et des collaborations. C’est sans doute l’un des éléments qui fait la beauté de ce métier : les manageur·euses se construisent, pour la plupart, simultanément à leurs artistes. Et puisent dans leurs bagages, dans leurs expériences professionnelles et intimes afin d’établir leur fil rouge, leur ligne de conduite. En toute authenticité. Et quand il y a un match, ça fait des étincelles.