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par le Conseil de la Musique

Auto-Tune donne le (bon) ton

Louise Hermant

Le point commun derrière (presque) toutes les chansons produites ces dernières années ? L’utilisation d’Auto-Tune, à des degrés divers. Qu’il soit utilisé comme une signature esthétique, pour parfaire une prestation vocale ou correspondre aux attentes des auditeurs, le logiciel de correction de hauteur tonale s’avère omniprésent. L’occasion de revenir sur la création de ce logiciel ultra-puissant et son lien avec… la prospection pétrolière.

L’effet est poussé à l’extrême. Il se veut radical, prononcé. Dans sa musique, Zonmai pousse le traitement vocal au maximum. Son phrasé sonne métallique, son timbre se veut artificiel. Au centre de son projet débuté il y a quatre ans, l’Auto-Tune, ce correcteur de hauteur tonale automatique qui déferle sur les productions musicales depuis une vingtaine d’années et que l’on reconnaît de manière instantanée. « Quand j’ai commencé la musique, c’était vraiment automatique de l’utiliser. Je crois que je ne me suis même pas posée la question », assure la nouvelle tête de la scène rap bruxelloise. L’artiste originaire de Bayonne et basée à Bruxelles grandit avec Booba et PNL dans les oreilles. Des rappeurs qui ont révolutionné le hip-hop français en introduisant l’Auto-Tune. Ces figures du rap ont, elles, suivi la voie ouverte début 2000 par les Américains T-Pain, Lil Wayne et Kanye West. Ces derniers ont utilisé ce logiciel conçu à la base pour corriger les fausses notes à son paroxysme. Les voix deviennent alors synthétiques, presque robotiques.
 

Zonmai
On peut le traiter de mille façons.
Quand on écoute beaucoup d’artistes qui l’utilisent,
on sait différencier les différentes approches.


Grâce à l’Auto-Tune, les rappeurs se mettent à chanter. Désormais décomplexés, ils s’approprient cet effet qui devient un véritable moteur créatif. Le rap, lui, se montre plus mélodique, et donc plus accessible. Dans la scène rap “made in Belgium”, Hamza et Damso sont devenus des ambassadeurs de ce phénomène. En pop, aussi, impossible de passer à côté. Iliona, Angèle ou Loïc Nottet l’utilisent tous·tes à des degrés divers. Pour Zonmai, l’Auto-Tune apparaît comme un outil pratique quand « on est un peu timide » et « quon n’ose pas trop chanter ». « Tu peux te cacher derrière l’effet. Pour moi, il y avait de ça à mes débuts », assure-t-elle, tout en soulignant pouvoir chanter juste. Le logiciel lui permet de « combler quelques lacunes », mais surtout d’obtenir un « son particulier ». « On peut le traiter de mille façons. Quand on écoute beaucoup d’artistes qui l’utilisent, on sait différencier les différentes approches.»

La machine à faire chanter juste

Retour en 1989. Le mathématicien Andy Hildebrand, qui a fait fortune dans l’industrie pétrolière, fonde Antares Audio Technology. L’Américain souhaite développer de nouvelles technologies, sans trop savoir dans quel domaine mettre à profit ses compétences algorithmiques. Andy Hildebrand aime raconter que l’histoire d’Auto-Tune débute autour d’un dîner avec ses proches, où il leur demande de manière un peu naïve quelle technologie faudrait-il inventer. L’une de ses amies lui suggère de créer une machine capable de faire chanter juste. L’ingénieur la prend alors au mot et s’attelle à appliquer les formules mathématiques utilisées lors de ses prédictions sismiques pour corriger des voix (il avait développé des algorithmes sophistiqués qui permettaient d’interpréter les données sismiques et de localiser les dépôts de pétrole sous la surface terrestre, – ndlr).

Auto-Tune débarque ainsi sur le marché en 1997. Il ne le sait pas encore, mais Andy Hildebrand vient d’inventer une technologie qui va bouleverser à jamais l’industrie musicale. D’ailleurs, on parle sans cesse “d’Auto-Tune” pour évoquer ces correcteurs de tonalité mais il s’agit d’un abus de langage, tout comme dire “bic” pour désigner n’importe quel stylo. La marque déposée est devenue toute-puissante, au point d’intégrer notre langage courant. En studio, les ingénieurs du son l’utilisent dans un premier temps de manière discrète, pour corriger les fausses notes. Tout bascule avec Believe de Cher, en 1998 : sa mythique phrase “Do you believe in life after love” semble venue tout droit du futur. Le tube devient le premier morceau à utiliser ce correcteur vocal comme un élément créatif et un choix esthétique.

Au départ, Auto-Tune ne peut être utilisé qu’en post-production. La technologie évolue ensuite pour permettre son application directe pendant l’enregistrement des voix. La rappeuse Zonmai, elle, ne s’entend presque jamais chanter sans. « Mes chansons naissent directement sous Auto-Tune. Je n’écris pas en amont, ni ne pense à une mélodie avant. Tout se fait en même temps », assure-t-elle. Cet usage maximaliste du correcteur continue de susciter quelques critiques. Depuis son invention, Auto-Tune est soumis au débat. Est-ce qu’au fond, ce ne serait pas un peu de la triche, tout ça ? Perd-on en authenticité ? Tout le monde peut devenir chanteur·euse, alors ? Zonmai, elle, se dit un peu fatiguée de cette polémique. « L’utiliser d’une façon visible, je crois que c’est la manière que l’on peut le moins accuser de triche, si l’on veut jouer à ce jeu-là. C’est assumé. On ne cache rien. »

Repousser les limites

Pour le producteur et claviériste bruxellois Gary Celnik, ce modificateur vocal s’impose comme un outil incontournable, qui participe à une ultra-démocratisation des moyens de production. « N’importe qui peut chanter avec Auto-Tune. Beaucoup d’artistes aujourd’hui n’existeraient pas de la même façon sans. Ce n’est pas forcément une bonne ou une mauvaise chose, c’est surtout un constat. » Selon le producteur, les grandes performances vocales font néanmoins la différence. « La qualité du timbre transparaît au-delà de l’effet. » Gary Celnik estime que le logiciel façonne désormais l’esthétique pop et notre oreille. « Il a modifié notre manière d’entendre les voix. Le public est désormais moins tolérant, tout doit être très clean et parfait. »

Le monde de la musique cherche depuis longtemps à améliorer, corriger ou modifier les voix. Cela n’a pas commencé avec la création d’Andy Hildebrand. Dans les années 40, on découvre le Sonovox, un petit dispositif à placer sur la gorge du chanteur pour moduler les sons. Par la suite, le vocoder fait son apparition, permettant de convertir la voix en signal électronique pour qu’elle soit ensuite modulée par un synthétiseur. Un procédé indissociable de l’œuvre de Kraftwerk dans les années 80 ou de Daft Punk dans les années 90. La talkbox, aussi, cherche à transformer les voix humaines. Cette pédale d’effet permet de “faire chanter” une guitare ou un clavier grâce à un tuyau flexible à placer dans la bouche. Auto-Tune vient compléter une panoplie d’outils déjà disponibles comme les distorsions, delay, reverb… Avec ces différents procédés, les artistes tentent de repousser les limites de leur chant, d’élargir les possibles et les textures.

Dans son travail, Manou Maerten, alias Le Manou, productrice, autrice-compositrice et ingénieure du son utilise de manière automatique ce correcteur de tonalité. « C’est vraiment la base, peu importe les styles musicaux », clame la cofondatrice du studio Durbuy Music. « Parfois des artistes me disent qu’ils n’ont pas besoin d’Auto-Tune. Je leur réponds que même Beyoncé en utilise. On peut ne pas l’entendre fort mais il est toujours présent. Tout ce qu’on entend à la radio est autotuné. Les plugins sont tellement performants aujourd’hui qu’on a du mal à le déceler. »

En live, aussi, Auto-Tune se retrouve largement utilisé. Le Manou n’a d’ailleurs plus chanté sans depuis une dizaine d’années. La native de Durbuy fait partie des huit candidat·es participant bientôt à l’Eurosong, l’émission permettant de sélectionner le représentant de la Belgique à l’Eurovision. Ce soir-là, elle ne pourra pas compter sur Auto-Tune : les corrections de voix y sont interdites. « Je n’ai pas l’habitude. Je dois me réentraîner. Je sais chanter juste. Mais ça me met quand même une pression. » La productrice tient à signaler que même s’il est confortable de chanter avec ce logiciel, il reste essentiel d’aller chercher les bonnes notes. « L’Auto-Tune peut aller à côté si tu ne chantes pas bien. Moi, je ne le mets pas très fort donc il faut que je “pitch” bien, sinon ça va à côté de la note. Et ça peut vraiment s’entendre. »

Il peut aussi arriver que le correcteur lâche en plein concert. « Quand c’est le cas, tu meurs un peu sur scène ! Tu ne peux que faire semblant que tout va bien. » Pour Le Manou, cette utilisation systématique du logiciel sur la plupart des concerts apparaît comme l’une des conséquences de la forte pression mise sur les artistes, qui doivent souvent enchaîner les dates. “C’est très fatigant pour la voix. Or, on demande aux artistes d’être toujours à 100%. Une fausse note et ça peut se transformer en bad buzz et se retrouver sur les réseaux sociaux. Le public s’attend également à retrouver les versions qu’il écoute sur les plateformes. Les auditeurs veulent retrouver cet Auto-Tune. »