La Belgique recharge ses batteries en solo
Depuis quelques années, la batterie opère un déplacement: de l’arrière vers l’avant de la scène, l’instrument change progressivement de statut. En Belgique, ce mouvement s’accompagne même d’une petite révolution, menée à la baguette par quelques visionnaires lancés en solitaires. Landrose, VAAGUE, Tim Clijsters, Bothlane ou KABAAL: autant d’artistes qui placent aujourd’hui la batterie au cœur de leurs albums solo. Des disques à écouter à fond la (grosse) caisse !
« En ce moment, la batterie se développe sous toutes ses formes », constate Tim Clijsters. Ex-cheville ouvrière du groupe BRNS, le musicien poursuit son observation : « Je vois beaucoup de projets émerger. Des batteurs super talentueux se distinguent dans tous les styles et créent des musiques hybrides, certaines très pop et accessibles, d’autres plus alternatives et expérimentales. Ça part vraiment dans tous les sens. Au lieu d’y voir une concurrence, j’y vois plutôt une opportunité : l’apparition d’une nouvelle scène. Pour moi, c’est l’occasion de m’inscrire dans une dynamique, de défendre une proposition plutôt orientée vers le groove et les mélodies ». Récemment aperçu à la barre de la bande originale de…And Nobody Else, un spectacle de danse mis en scène et chorégraphié par Ahmed Ayed, Tim Clijsters n’est, effectivement, pas le seul à développer un projet solo autour de sa batterie…
Tim Clijsters
Au lieu d’y voir une concurrence, j’y vois plutôt une opportunité:
l’apparition d’une nouvelle scène.
Échappé de l’expédition noise-rock entreprise avec le groupe Cere, le batteur David Temprano défend actuellement les couleurs de Saveur Pey, un enregistrement frontal et sans ménagement, imaginé dans l’isolement, à la jonction des percussions et d’une profusion de substances électroniques hautement inflammables. À Bruxelles, Jakob Warmenbol, percussionniste de collectifs comme Under The Reefs Orchestra ou Robbing Millions, vient de publier World Why Web, un premier album solo conçu au moyen de sa batterie et d’un arsenal de samples délirants : ronronnement d’un moteur de tracteur, clavecin, cornemuse et autres extraits d’une série télé chinoise des années 1970 s’invitent entre cymbales et caisse claire à la faveur de capteurs disséminés sur les différentes composantes de son instrument.
La technologie occupe également une place essentielle dans la vie d’Antoine Pierre. Avec son projet VAAGUE, ce dernier mène en effet des expériences électroniques sur une batterie customisée à l’aide du programme “Sensory Percussion”. « Ce logiciel, développé par la firme américaine Sunhouse, permet d’associer les différentes parties d’une batterie à une palette infinie de sons échantillonnés, explique-t-il. Je suis tombé là-dessus en investissant quelques euros sur une plateforme de financement participatif. Quand j’ai reçu le logiciel, ça me semblait complexe. Mais durant le confinement, j’ai trouvé le temps de me plonger dans le mode d’emploi et de multiplier les tests avec ma batterie. C’est comme ça que VAAGUE a vu le jour. » À l’instar d’Antoine Pierre, le Liégeois Alain Deval cultive, lui aussi, l’art du clubbing sur le récent Stellar Hijinks, un album d’obédience techno signé sous le pseudo Bothlane. Batteur au sein de diverses formations (The Brums, Khartung), Deval s’émancipe en malaxant les textures analogiques à l’aide de ses baguettes et d’un synthétiseur modulaire. « Ce que j’aime avec ce projet solo, c’est de le considérer comme un travail principal, d’exprimer pleinement ce que je ressens, tout en évoluant sur le plan artistique. Ce qui n’est pas toujours possible au sein d’un groupe à cause des agendas ou d’envies divergentes », explique-t-il.
L’aventure solitaire peut aussi déboucher sur de véritables casse-têtes… « Le plus dur, c’est d’arriver à conclure des morceaux et d’en être satisfait, assure Tim Clijsters. En groupe, un batteur s’appuie très fort sur l’avis des autres. Ensuite, on se conforte dans l’idée que la solution a été trouvée collectivement. Mais en solo, tu ne peux compter que sur toi-même. C’est à la fois effrayant et ultra libérateur. »
Batteurs solo, artistes tout-terrain
« Au début, quand je proposais mon solo de batterie pour une première partie, les organisateurs de concerts me claquaient la porte au nez, en m’expliquant que c’était trop ardu pour le public, raconte Antoine Pierre. C’est vrai que, pour les gens, c’est sans doute plus rassurant de voir quelqu’un avec une guitare ou avec un ordinateur et un micro qu’une personne seule derrière une batterie. » Alors qu’il vient de publier son premier album avec VAAGUE (Oktopus Mekaniks), le musicien relève toutefois une évolution des perceptions. « Aujourd’hui, ma musique attise la curiosité du public et suscite un intérêt croissant chez les pros. Quand tu as donné quatre ans de ta vie, mis beaucoup de choses entre parenthèses et arrêté deux groupes pour développer un tel projet, c’est rassurant. Mais je sais qu’il faut persévérer. Après chaque concert, je note dans un carnet toutes les choses que je dois encore améliorer. Il n’y a pas une seule fois où j’écris que tout était parfait ! »
Alain Deval - Bothlane
Des initiatives comparables existaient déjà par le passé.
Si les projets centrés autour d’une batterie touchent à présent un public plus conséquent, les médias traditionnels demeurent relativement indifférents aux coups de cymbales. « Il m’est déjà arrivé de passer à la radio mais cela reste exceptionnel, souligne Alain Deval. Pour nous, les meilleurs canaux de diffusion, ce sont les réseaux sociaux. Ils nous permettent de créer une communauté, de rassembler des gens autour de nos projets. Par la force des choses, nous sommes devenus des musiciens-graphistes-monteurs-et-vidéo-influenceurs. »
Une affaire de cymbale et de timbale
La multiplication de ces projets portés par une seule batterie peut aussi s’appréhender à l’aune d’arguments financiers. « L’une des motivations qui me pousse à mener cette aventure en solitaire, c’est la dure réalité économique des groupes, indique Tim Clijsters. J’ai enduré cette situation avec BRNS… En tournée, quand on est quatre musiciens et un ingénieur du son sur la route, le coût de plateau monte vite à 1.200 euros. Or, les salles qui programment des groupes indépendants en tête d’affiche proposent rarement plus de 800 euros de cachet… En jouant seul avec ma batterie, j’ai donc l’espoir d’être payé décemment et d’envisager des coûts supplémentaires sur les tournées pour les lumières et la scénographie. »
Autrefois placée en retrait, et souvent considérée comme un instrument de l’ombre, la batterie prend aujourd’hui toute la lumière. Au cœur d’albums avant-gardistes, en première ligne de concerts atypiques, mais surtout au centre d’une nouvelle scène en Belgique, la batterie occupe l’actualité de façon inédite. « Des initiatives comparables existaient déjà par le passé, remarque Alain Deval. Là, comme ça, je pense aux disques enregistrés par des artistes comme Chris Corsano, Martin Dosh, Ches Smith ou NAH. Mais pour ces musiciens, MTV n’était pas d’une grande aide… Notre génération bénéficie de l’impact des réseaux sociaux mais aussi des évolutions et de la démocratisation des technologies. » Tim Clijsters abonde lui aussi dans ce sens. « Le champ des possibles s’est élargi grâce à la technique. De nombreux batteurs en font par ailleurs un usage décomplexé. Moi par exemple, par le passé, je nourrissais des “a priori” sur le simple fait d’avoir un ordinateur sur scène. Aujourd’hui, ça ne me pose plus le moindre problème et, dans le public, plus personne ne s’étonne de voir un batteur jouer tout seul en concert… »