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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

TUKAN

Le meilleur des deux mondes

Diane Theunissen

Deux ans après l’excellent Atoll, les quatre oiseaux de TUKAN reviennent en grande pompe avec un deuxième opus, le très attendu Human Drift.

« Sur ce deuxième album, on a appris à comprendre ce qu’était TUKAN », me glisse Nathan Van Brande, bassiste au sein de la formation bruxelloise. Un EP, un album et 150 concerts au compteur, les quatre copains marquent une nouvelle étape dans leur épopée musicale avec Human Drift, une collection de huit titres concoctés en toute collectivité, entre les caves du Volta et la campagne de Feluy. Des morceaux instrumentaux qui, entre orages et éclaircies, mettent en lumière les différentes énergies qui émanent du quatuor : entre l’euphorie du live et la profondeur des productions célestes, rondes et chaleureuses, les idées fusent et prennent racine. Avec une force terreuse, indestructible.

Au travers d’arrangements mi-organiques mi-électroniques, TUKAN nous offre une musique sans triche. Des morceaux-battements de cœur qui résonnent, subliment la nuit et collent des étoiles dans les yeux.

Votre deuxième album, Human Drift, sort le 24 janvier. Que vous évoque cette phrase?
Alex : C’est la fin de toute une période de recherche et de création. Un aboutissement de dingue : on va présenter une nouvelle musique, un nouvel objet.
Nathan : C’est particulier parce qu’au final, on l’a fait assez rapidement dans le temps. Mais on a pris beaucoup de temps pour le faire. On a commencé à composer l’album fin janvier 2024, on s’y est mis cinq jours par semaine, on n’a fait que ça jusqu’à maintenant. Donc au final, ça a été fait en moins d’un an, mais nous, on a l’impression que ça fait 10 ans qu’on est dessus (rires).


Nathan - TUKAN
Qu’est-ce qu’on va raconter de nouveau,
sans pour autant rompre le lien ?


La création d’un deuxième album engendre souvent un stress lié à une forme de pression : les artistes se doivent de maintenir un certain niveau ou, justement, d’offrir quelque chose de nouveau. Avez-vous ressenti cette fameuse pression?
Nathan : Au début, quand on est face à une grande page blanche, on se demande toujours un peu ce qu’on va raconter. Nous, on a commencé par une résidence : on est partis une semaine en Ardèche et on s’est dit qu’on se permettait de partir dans toutes les directions. On a produit énormément de morceaux, il y a dû y avoir une cinquantaine d’idées (…) Le plus dur, effectivement, c’était le tout début : il y a déjà quelque chose qui existe, il y a déjà eu Atoll, il y a déjà eu un EP avant. TUKAN existe. Alors, on se pose la question : « Qu’est-ce qu’on va raconter de nouveau, sans pour autant rompre le lien ? ».

Ces dernières années, TUKAN a pris une place de cœur au sein de la scène bruxelloise. Comment la ville vous a-t-elle inspirés?
Alex : On se sent bien ici. On a la chance de répéter au Volta où on est entourés de plein d’amis musiciens, plein de projets différents qui nous inspirent au quotidien. Et on a la chance qu’il se passe pas mal de choses à Bruxelles : on va voir des concerts, des expos, plein de choses. Ça nous inspire au quotidien.
Nathan : Bruxelles, c’est une ville qui est particulière de par ses deux langues – enfin, il y en a bien plus que deux, évidemment. J’ai l’impression que c’est une ville qui voyage. Moi, je suis né à Bruxelles et j’ai beaucoup d’amis au Conservatoire et dans des écoles de musique. Au sein de la scène musicale, le paysage change tous les ans : il y a sans arrêt de nouvelles têtes, de nouveaux musiciens, de nouveaux projets. J’ai l’impression de continuer à découvrir des mondes dans Bruxelles et je trouve que c’est quelque chose de très inspirant que d’être tout le temps surpris, dans la même ville. C’est hyper riche. On se l’est dit plusieurs fois mais je pense qu’on ne ferait pas cette musique-là si on n’était pas à Bruxelles. Il y a vraiment une influence forte de ce qu’on entend, même simplement au Volta : dans le local d’à côté, il y a ECHT!, Lander & Adriaan, Jean-Paul Groove, etc. C’est tout ce qui nous nourrit.

Outre les piliers du Volta, quel·les sont les artistes que vous avez écouté·es lors de la création de ce deuxième disque ? Où êtes-vous allés puiser le feu si caractéristique de Human Drift?
Nathan : Mount Kimbie a sorti un disque cette année et cet album nous a pas mal marqués. On est allés les voir aux Halles de Schaerbeek pendant les Nuits Botanique, c’était un choc : c’est à la fois ce duo électronique anglais qu’on a pas mal suivi, puis là, il y avait une guitare électrique, une batterie, un truc super authentique. On s’est pas mal reconnus là-dedans, c’est une des grosses influences sur ce disque.
Alex : On écoute beaucoup de musique électronique de producteurs, c’est quelque chose qu’on fait depuis toujours. Des groupes qui mélangent les styles, des groupes comme Lander & Adriaan, il y a des choses chez eux qui nous inspirent beaucoup : le travail des sons, etc. On pioche à droite à gauche.


Alex - TUKAN
On aime jouer de nos instruments,
c’est vraiment la base.


On a souvent identifié votre son comme une fusion entre le jazz et la musique électronique. Cette définition est-elle toujours d’actualité?
Nathan : Effectivement, on utilise souvent le terme “electro-jazz” quand on parle de la musique de TUKAN. Pour être honnête, on se retrouve de moins en moins dans le jazz. On est passés par là grâce aux écoles de musique, mais ce n’est plus tellement ce qu’on écoute. Sur ce deuxième album, on a appris à comprendre ce qu’était TUKAN, un projet qui est arrivé grâce au hasard de l’improvisation. Maintenant, notre langage est plus digéré : on essaye d’avoir le meilleur des deux mondes. On n’essaye pas de copier la musique électronique avec des instruments mais plutôt de faire de la musique électronique, de jouer de nos instruments et de les mettre ensemble.
Alex : On aime jouer de nos instruments, c’est vraiment la base. On est instrumentistes avant d’être producteurs. On est à l’aise derrière nos instruments, c’est ce qu’on maîtrise le mieux. Mais on aime prendre les outils qu’on a à disposition et en faire un mélange. Il y a tout ce côté électronique, puis le côté chaud des instruments. On a envie de garder cet équilibre-là.

Le risque, ce serait de tomber dans quelque chose de plus lisse?
Alex : C’est clair ! Ce sont des questions qu’on se pose constamment lorsqu’on est en création et qu’on arrange nos morceaux : « Qu’est-ce qu’on fait avec nos outils, nos instruments ? ». On a envie de rester dans quelque chose de chaud, de joué.

Cette chaleur, c’est un élément que Rowan Van Hoef – votre producteur et ingénieur du son – a très bien mis en lumière.
Nathan : C’est clair. Comme on travaille avec lui depuis le début, on n’a même plus besoin de parler pour se comprendre : on lui envoie notre musique puis tout se fait de façon assez naturelle. Sur cet album-là, on lui a laissé beaucoup plus de place au niveau de l’expression artistique. Rowan, ce n’est pas juste un ingé son : c’est aussi un producteur, un directeur artistique… et on sait qu’il va amener notre musique là où on veut qu’il l’amène, en lui laissant carte blanche. C’est très agréable de travailler comme ça ! On lui fait confiance, on sait qu’il va aller dans la prolongation de notre idée. Pour notre single Pluck, justement, on avait l’idée de base et Rowan a vraiment donné une direction au son. Ce morceau, c’est un mélange de ces deux mondes-là : il y a des drum machines et en même temps de la vraie batterie par-dessus, c’est vraiment très typé.

Les sonorités de Pluck reflètent-elles ce à quoi nous allons avoir droit dans le nouvel album?
Nathan : L’album, il est segmenté en trois chapitres. C’est ce qu’on a voulu représenter avec les trois singles. À la base, on avait envie de faire un album qui s’écoute chez soi, sans essayer de répondre au live et au disque de la même manière. On avait envie d’assumer le fait que ce sont deux objets différents. Le fait de sortir un deuxième album nous a permis de le faire : c’est un concept, un son et, à côté, il y a le live. Et donc, on est partis sur des esthétiques plus douces, en se disant que si en live, c’était la teuf, qu’on jouait à minuit et qu’on devait envoyer beaucoup d’énergie, c’était cool. Mais au fur et à mesure de la création, on s’est rendu compte que cette douceur ne représentait qu’une partie de ce qu’on faisait et que c’était dommage que toute la partie live ne fasse pas partie du disque. Un album, c’est aussi une photo d’un moment, d’une période. Dans cette période, il y a eu tellement d’émotions différentes : des moments plus calmes, des moments plus tendus, des moments d’euphorie (…) Un truc qui nous touche, que ce soit dans le cinéma ou dans la musique, c’est de pouvoir passer du rire aux larmes. Quand tu vas voir un film, par exemple, et que pendant la séance, tu pleures, tu rigoles, tu passes par des grands moments d’introspection puis des moments de joie, c’est très fort. Assumer le fait qu’on fait des choses très différentes, c’était important pour nous. Dans le disque, il y a des choses comme Roda, Pluck et comme Blinker. Tout tourne autour de ces trois morceaux !

Human Drift, c’est le nom que vous avez choisi de donner à votre deuxième disque. Quelle est la symbolique derrière ce titre?
Nathan : “Human Drift”, c’est la dérive humaine. On a toujours eu du mal à trouver des noms : on fait de la musique instrumentale, le texte n’est pas notre médium. Alors, on choisit toujours nos titres à la fin : on essaye de trouver une narration après, à rajouter au-dessus de la musique. C’est un exercice qui est très compliqué à faire à quatre : chaque morceau peut évoquer des choses tellement différentes chez l’un ou chez l’autre, trouver le bon match et le mot qui convient, ce n’est vraiment pas facile. C’était la même chose pour le nom de l’album, qui était encore plus dur à définir parce qu’on avait envie d’un nom qui nous plaise vraiment, étant donné que c’est un nom avec lequel on allait voyager. Sur ce coup-ci, ce sont nos manageurs, Seb et Julien, qui un jour, nous ont appelés. On était en studio chez Rowan et ils nous ont dit « Human Drift, qu’est-ce que vous en pensez ? ». Dans un premier temps on s’est dit « Ouah, c’est en anglais, qu’est-ce que ça nous évoque ? ». On l’a appris au compte-gouttes, certains d’entre nous étaient en bas pour travailler, il y en a qui étaient en pause et qui allaient chercher un sandwich… puis à chaque fois il y a eu cette réaction « Ah ?! », puis « Ah, c’est pas si mal…». Finalement, on a apprivoisé le nom, on a trouvé que ça collait bien à ce qu’on voulait partager et au recul qu’on a sur le projet (…) Après 150 concerts, on a pu se poser la question : « Qu’est-ce qu’on produit chez les gens ? ». Qu’est-ce qu’on laisse derrière nous ? On arrive à un endroit, personne ne nous connaît, on joue, on part, mais qu’est-ce qui reste ? Ce qui reste, c’est ce truc fédérateur : on peut jouer dans une fête de village, dans un endroit où personne ne nous connaît, où personne ne nous attend, il y a une grand-mère, des enfants, et finalement les gens dansent, ils ont le sourire et ils ont passé un bon moment. C’est ça qu’on avait envie de mettre en avant : la dérive, mais pas péjorative.

Le travail collectif, la fédération et la collaboration semblent faire partie intégrante de votre ADN. Cet état d’esprit a-t-il toujours été présent?
Nathan : Je pense que c’est là depuis le début, oui. Même avant TUKAN, on a eu plein d’autres projets et c’était très chouette, mais on s’est rendu compte qu’à chaque fois, on devait adapter nos idées à un rappeur, un chanteur, une chanteuse, etc. Un jour, on s’est dit qu’on allait faire notre truc, que ça pouvait se suffire. C’était tous les quatre. Avec le temps, on s’est rendu compte que cette musique-là était “comme ça” parce qu’elle était collective. Quand on fait des trucs en sous-groupes, on arrive à des choses qui ressemblent à TUKAN mais on n’arrive jamais à ce son-là si on n’a pas tous les quatre validé l’accord, la texture, le son. C’est impossible de faire cette musique-là si on n’est pas tous les quatre impliqués.

Le morceau d’introduction de l’album s’intitule Love. Est-ce un indice quant aux émotions qui vous ont guidés lors de sa création?
Alex : En période de création et de recherche, on est passés par beaucoup d’émotions différentes. C’est hyper intense et, pareillement, il y a des sacrés moments de doute. Love, c’est un nom qu’on a depuis le début et on ne savait pas si on allait le garder. Au final, avec le temps, on s’est dit « Pourquoi pas ? ». Dans l’album, on peut retrouver plusieurs émotions différentes… et l’amour en fait partie.
Nathan : C’est aussi l’un des premiers morceaux qu’on a écrits. Parmi les cinquante idées du début, celle-ci est restée (rires). Comme c’est un puzzle qu’on agence petit à petit, on part dans toutes les directions. Ce morceau-là, il a servi de repère.

Avant cette interview, je vous prenais pour un groupe de ville. C’est fou de savoir que d’autres morceaux sont nés totalement en dehors de toute empreinte citadine.
Alex : Je pense qu’on a besoin des deux. C’est un équilibre.
Nathan : On a la chance de pouvoir utiliser le studio d’Andrea, à Feluy, qui est un peu en dehors de Bruxelles. Et on a la chance de pouvoir aller au Volta. On alterne. Le point de départ, c’était l’Ardèche mais ça a duré une semaine. Après, il y a eu 8 mois où on était presque tous les jours en studio, entre la ville et la campagne. On pourrait difficilement faire l’un ou l’autre.

Vous travaillez de manière horizontale, à quatre. À quoi ressemble votre dynamique de travail?
Nathan : On essaye d’être de moins en moins bordéliques (rires).
Alex : C’est vrai qu’au niveau de l’organisation, on essaye d’être mieux organisés. Et ça fonctionne ! Avec le temps, on change nos manières de travailler. Pour l’album, certaines idées sont nées collectivement : on joue, ensemble, on ne se pose pas de questions. On a l’habitude d’enregistrer ce qu’on fait, avec un ordi, avec un téléphone. Après, il y a des idées qu’on amène chacun de notre côté, et qu’on se fait écouter. Les morceaux sont tous nés d’une manière différente. À un moment, on a commencé à faire des sous-groupes : on bossait énormément à quatre, puis on s’est dit « bon, si on n’arrive pas à bosser comme ça, on va bosser à deux ». Du coup, on a installé deux régies, et on s’est mis à alterner. Ce qui était cool, c’est qu’on pouvait commencer une idée à deux, puis d’un coup, on “switchait”, il y en avait un autre qui arrivait avec des oreilles fraîches et qui continuait l’idée.

Le 7 février, vous serez à l’Ancienne Belgique pour présenter votre nouveau disque au public bruxellois. Qu’est-ce que ça vous fait?
Nathan : C’est fou. C’est une salle qui a une symbolique forte. C’est une des premières salles où j’ai été voir des concerts, c’est une salle qui est au centre de Bruxelles, il y a tellement d’artistes qui nous influencent, qui nous ont influencés qui sont passés par là. C’est une salle qui a un poids particulier. On a fait beaucoup de concerts, le trac est de moins en moins présent. Mais l’Ancienne Belgique, c’est une salle qui exige quelque chose. Elle a une âme, elle met la barre très, très haut. J’ai l’impression que ça nous tire vers le haut de savoir qu’on va jouer là. On va faire un light show aussi, parce que la musique instrumentale laisse beaucoup de place à une narration autre. La lumière va prendre beaucoup de place dans la prochaine tournée et l’AB va être une date unique, par rapport aux lumières. On est trop excités, ça va être chouette… et en plus, ça se remplit bien (rires).


TUKAN
Human Drift
Autoproduction