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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Vers une suppression/modification du statut de travailleur·euses des arts?

Julien Winkel

Et si on se dirigeait vers la fin du statut de travailleur·euse des arts? À peine réformé, le système semble en tout cas de nouveau sur la sellette. Au fédéral tout d’abord, où Bart De Wever a proposé de le supprimer. Et en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) où on parle de sortir le “statut” du giron de l’ONEM. Au sein du secteur de la musique, l’inquiétude grandit, mêlée d’incrédulité…

C’est une petite phrase, glissée discrètement dans un document aride, mais qui aura suffi à faire trembler tout un secteur. En plein été, alors qu’une bonne partie des Belges pense encore aux vacances, Bart De Wever est en plein travail. Nommé “formateur” par le Roi Philippe suite aux élections de juin, l’homme fort de la N-VA a pour mission de mettre sur pied un gouvernement au niveau fédéral, avant d’en devenir son premier ministre. Cinq partis sont pressentis pour faire partie de la future coalition dite “Arizona” : N-VA, Vooruit et CD&V au nord du pays, MR et Engagés au sud. Pour guider les négociations entre ces cinq partenaires, Bart De Wever produit une première note politique. Puis une deuxième. Puis une troisième. C’est au sein de celle-ci que se glissent quelques lignes qui font l’effet d’une bombe : « La disponibilité pour un emploi convenable, le nombre de jours travaillés requis et le montant de l’allocation pour les artistes sont harmonisés avec les critères applicables aux autres chômeurs ayant droit à des allocations. »


Maxime Dechesne - Smart

On ne change pas les règles du jeu tous les trois matins, c’est aberrant.


Si vous n’êtes pas à l’aise avec le langage parfois sibyllin des notes politiques, ni avec la législation relative au chômage, ne retenez que ceci: avec cette phrase, Bart De Wever ne propose rien de moins que la suppression de ce que l’on a appelé longtemps le “statut d’artiste” et qui, depuis peu, est désigné sous le nom de “Statut des travailleurs/travailleuses des arts”. Un statut qui permet aux travailleur·euses des arts pouvant se justifier d’un certain nombre de jours de travail salarié effectif (156 jours) sur une certaine période (24 mois) de bénéficier d’un chômage protégé, non dégressif, qui se verra amputé en fonction du nombre de jours travaillés et des montants perçus pour ce travail.

Voilà plus de vingt ans que ce système existe. Tout a commencé le 24 décembre 2002 par une loi-programme fédérale étendant l’application du régime de sécurité sociale des salariés à tous les artistes fournissant des prestations artistiques et/ou produisant contre rémunération des œuvres artistiques. Pour le secteur de la culture, il s’agissait à l’époque d’une révolution. « En 2002, le statut a changé ma vie. Avant, il n’y avait rien, on travaillait sans statut social », se souvient Manuel Hermia, musicien de jazz et enseignant au Conservatoire royal de Bruxelles. Il faut dire que le système permet de garantir une sécurité financière toute relative à un secteur dont le quotidien est fait de contrats épars, souvent mal payés, entrecoupés de périodes de travail régulièrement non rémunéré comme les répétitions, la création, etc.

Dans les années qui suivent, le statut se développe. Il fait surtout l’objet de deux réformes majeures, l’une en 2014 et l’autre en 2022, à la suite d’une crise du Covid qui a souligné la fragilité du secteur culturel et le besoin de revoir le système. Mais voici que deux ans à peine après sa modification, alors qu’il se met à peine en place dans sa nouvelle mouture, le statut de travailleur·euse des arts serait donc menacé… Dans le secteur de la culture, c’est l’effarement. « Ce n’est pas possible, c’est un effet d’annonce qui est irréaliste », s’étrangle aujourd’hui José Granado, secrétaire régional de la CGSP Bruxelles Culture & Media. Avant d’ajouter, comme pour se convaincre. 
« Ce serait invraisemblable, impensable, je n’y crois pas. » Alexandre Davidson, “artist manager” chez Nada, voit lui dans cette séquence une énième illustration « de l’idée de l’artiste chômeur, qui serait payé à ne soi-disant rien faire ».

Dès l’existence de “LA” phrase rendue publique, c’est donc le branle-bas de combat. Le 21 août 2024, une cinquantaine de structures regroupant les syndicats ainsi que les fédérations culturelles de Flandre et de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) publient un communiqué dans lequel elles « s’inquiètent des velléités de suppression du statut des travailleur·euses des arts et craignent pour l’accès à la culture pour tous les publics ». Par la suite, la phrase disparaît de la quatrième mouture de la note de Bart De Wever. Mais le mal est fait. Au sein du secteur de la culture, et singulièrement celui de la musique, le doute est désormais bien présent : et si on supprimait le “statut” ? Une hypothèse qui flotte aujourd’hui comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête de travailleurs et travailleuses pourtant habitué·es au doute et à la précarité… mais qui n’avaient pas besoin de ça.

La tête sous l’eau

« Je serais donc en train de me battre pour obtenir quelque chose qui va de toute façon être supprimé ? Je ne veux même pas en entendre parler. » Attablée dans un café de Saint-Gilles, à Bruxelles, Elena Lacroix touille nerveusement dans son café. Le fameux statut, elle ne l’a pas encore mais elle espère bien l’obtenir dans un futur proche. 
Il faut dire qu’elle a de quoi être optimiste. Son groupe, Eosine, a remporté le Concours Circuit en 2022. Depuis, la formation de shoegaze/dream pop a sorti un EP (Liminal) en 2024 et enchaîne les concerts.

Cette promesse d’une carrière a poussé Elena Lacroix à interrompre ses études de médecine. « Si je ne me lance pas maintenant, alors ce ne sera jamais », souligne-t-elle. Mais la réalité reste “roots”. Malgré une renommée grandissante, les concerts paient encore souvent mal, d’autant plus que la volonté de se faire connaître pousse la musicienne et ses comparses à accepter des offres peu rémunératrices mais porteuses de sens ou d’espoirs de visibilité. « Si on est payés 200 euros pour aller jouer à Paris, on le fait », contextualise-t-elle. Ajoutez à cela la volonté d’être disponible à 100% afin de saisir toutes les opportunités qui se présentent, le travail invisibilisé sous forme de répétions/séances de composition et le fait que la jeune artiste se retrouve aujourd’hui “de facto” « à la tête d’une petite entreprise impliquant dix personnes qui travaillent pour le groupe », vous aurez compris pourquoi, pour Elena, le statut est un “must”. « J’aurais pu prendre des petits boulots mais je n’aurais alors pas pu tenter ma chance à fond », explique-t-elle.

Pourtant, malgré cette envie, Elena l’avoue : aujourd’hui, ce statut qu’elle tente d’obtenir la « terrorise ». À peine mise en place, la nouvelle réglementation en la matière semble en effet parfois aussi sibylline qu’une note politique… En ligne de mire, notamment : les preuves valorisables – ou pas – pour pouvoir obtenir l’attestation de travailleur·euse des arts, préalable indispensable à l’obtention du statut. « Franchement, j’ai la tête sous l’eau, il est très compliqué de s’y retrouver. Là je suis en train de vous donner une interview, est-ce qu’on peut considérer que cela rentre dans le cadre d’une activité valorisable pour prouver que mon activité artistique est professionnelle et obtenir l’attestation ? », illustre-t-elle avec un sourire légèrement dépité.

Face à cette situation, le fait que le nouveau gouvernement fédéral puisse décider de tout changer à nouveau en un claquement de doigts ne l’enchante donc pas. En attendant, elle continue de se débattre. « Mes conseillers Smart en ont marre de moi », souffle-t-elle, avant de sourire.

Chez Smart justement, l’ambiance n’est guère plus joyeuse. Administrateur délégué de cette coopérative par laquelle passent de nombreux travailleurs et travailleuses au projet, dont des artistes, Maxime Dechesne ne cache pas son amertume face à une possible suppression du statut. « On ne change pas les règles du jeu tous les trois matins, c’est aberrant. Si on devait supprimer le statut ou en modifier les règles si peu de temps après l’avoir réformé, ce serait honteux, humainement dégueulasse, il n’y a pas d’autres mots », lâche-t-il en lorgnant du côté du MR et de Vooruit, qui étaient déjà aux manettes fédérales lors de la réforme de 2022.

Pour autant, il dit ne pas sentir d’angoisse trop prégnante du côté des artistes membres de Smart, comme si ceux-ci peinaient à prendre la mesure de ce qui se joue. « Il y a encore ce bon sens, peut-être cette naïveté, qui fait qu’ils pensent que c’est une blague. Ils se disent “Ce n’est pas possible que cela change alors que je n’ai pas encore pigé la réforme précédente.” »

Bye bye l’ONEM ?

Mais le danger pourrait ne pas venir que du fédéral. Du côté de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de son nouvel attelage MR/Engagés, le doute est aussi permis. En juin 2024, suite à une lettre que lui avait adressée onze fédérations professionnelles des arts, Georges-Louis Bouchez, le président du MR, avait répondu que son parti défendrait « contre vents et marées » le nouveau statut. Tout en ajoutant : « Cela n’aurait (…) aucun sens pour le MR de détricoter 
ce qu’il a lui-même édifié. » Quant à Maxime Prévot, président des Engagés, il avait affirmé dans Le Soir du 19 juillet 2024 avoir « plaidé auprès de Bart De Wever pour qu’on continue à être attentifs à ce statut d’artiste (…) et que l’on puisse le renforcer. Mon souhait n’est pas de fragiliser le secteur culturel et associatif ».

Pourtant, dans leur déclaration de politique communautaire commune, les deux partis constatent que « la récente réforme du statut de travailleur des arts a abouti à des améliorations mais suscite également des inquiétudes. Il est fondamental que cette réforme soit évaluée et ajustée. » Avant de souligner plus loin leur intention de « sortir les artistes de l’administration de l’ONEM pour créer une section distincte avec des collaborateurs formés, en assurant un statut totalement distinct de celui des demandeurs d’emplois ».


Fabian Hidalgo - Facir
Si on sort le statut du giron de l’ONEM, on est morts.


Contacté par Larsen, le cabinet d’Élisabeth Degryse (Engagés), la nouvelle ministre de la culture en FWB, ne souhaite pas s’étendre plus en détail sur ces mesures tant que les négociations sont toujours en cours au niveau fédéral. Mais ces quelques lignes ont généré au sein du secteur de la culture les mêmes sentiments que celles rédigées par Bart De Wever : une bonne bouffée de stress et d’angoisse. « Si on sort le statut du giron de l’ONEM, on est morts, le système ne va alors pas durer plus de quelques années », constate froidement Fabian Hidalgo, coordinateur de la Facir (Fédération des auteur·rices, compositeur·rices et interprètes réuni·es), une fédération regroupant plus de 800 musiciens et musiciennes, « tous styles confondus ». Le raisonnement de Fabian Hidalgo est simple : aujourd’hui, le “statut”, sorte de chômage protégé, dépend donc de l’ONEM. Une mesure qui lui donne une certaine solidité, puisqu’il fait partie d’un ensemble plus grand, par ailleurs solidement financé : celui du chômage. Sortir le “statut” de l’ONEM, c’est donc prendre le risque de le voir alimenté par un autre budget que celui du chômage dont on se demande bien d’où il proviendrait et quelle serait sa solidité… Une situation qui lui inspire le même sentiment que bon nombre d’acteurs du secteur de la musique ou de la culture. « Chez nos membres, il y a toujours eu cette idée que le statut peut sauter à tout moment, c’est profondément intégré. Mais aujourd’hui, je pense qu’on peut dire qu’il y a encore plus de fébrilité. »

Une fébrilité que ressent également Manuel Hermia. « Ça fait peur, expose-t-il. Il y a ce fragile petit statut qui stabilise un petit peu un micro milieu qui représente une belle tranche de la création artistique et qui n’est pas un truc qui permet de s’enrichir sur le dos des gens. Et on parle de saquer dedans ? Je suis professeur, on a créé des écoles d’art. À quoi ça sert si les gens ne peuvent pas en vivre ? »

Le diable dans les détails

Reste une hypothèse : et si tout cela était une sorte de ballon d’essai ? Ou alors une tactique de négociation ? « Pour moi, la phrase de De Wever est un effet d’annonce, veut croire Alexandre Davidson. Il s’agit d’une énième volonté de polariser le débat, de faire peur aux gens et d’utiliser la culture comme un étendard de ce qu’est un produit culturel de gauche. » Quant à la Fédération Wallonie-Bruxelles, si notre homme pense que le fait de sortir le statut du giron de l’ONEM « n’est pas forcément bête », parce que cela permettrait entre autres d’entamer une réflexion sur l’économie de la culture, il en est sûr : le faire maintenant n’est pas une bonne idée. « À un moment donné, il y en a marre. C’est comme si tu jouais au foot et qu’on te disait tout d’un coup que tu peux prendre le ballon dans les mains », ironise-t-il pour illustrer l’effet produit sur lui par ces valses hésitations concernant le statut de travailleur/travailleuse des arts. Avant d’ajouter : « En fait, cela m’embête que l’on parle de tout cela. On brandit à nouveau cet épouvantail à la tête du secteur culturel. Dans ce contexte, réagir, c’est en quelque sorte perdre. Il faudrait plutôt se poser les bonnes questions, notamment sur la façon dont on paie les artistes ».

Utile ou pas, la polémique autour du statut a généré un sentiment de menace, désormais bien installé, le danger pouvant aussi se cacher dans d’autres détails que quelques phrases perdues au sein d’un document. « Même si demain on ne retrouve plus aucune mention du statut dans l’accord de gouvernement fédéral, ce n’est pas une garantie, analyse Fabian Hidalgo. La réglementation du chômage, cela se change facilement. » D’autant plus qu’à l’heure d’écrire ces lignes, une autre piste de travail est sur la table de la future coalition “Arizona” : la limitation à deux ans des allocations de chômage. « Vous croyez vraiment que quand ils auront limité les allocations à deux ans pour tous les autres travailleurs, on ne va pas aussi être tenté de toucher aux artistes ? », s’interroge Maxime Dechesne dans une exclamation qui, peut-être plus que toute autre, illustre la méfiance et le doute de tout un secteur…