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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Passez les disques à la machine, faites-les bouillir…

Vanessa Fantinel

Le 26 août dernier, dans son premier billet d’humeur de la saison sur Musiq3 (la radio classique de la RTBF), Pierre Solot crée un mini-séisme en réagissant à la pile de disques prêts à alimenter l’émission Ça vient de sortir, qu’il anime chaque samedi sur les mêmes ondes. Malicieux, il fait remarquer « qu’il n’y en avait pas beaucoup des nouveautés, des vrais trucs neufs… » Et de poser la question qui fâche : « Est-ce si important que ça de jouer un peu plus comme ceci ou un peu plus comme cela une pièce qu’on a déjà enregistrée sous toutes ses coutures ? ».

Ô-Celli en pleine représentation

La chronique est tournée pour faire rire le tout-venant (et taquiner les puristes). Mais le débat pourrait être élargi à toute la planète artistique : faire du neuf avec du vieux, est-ce que c’est toujours possible ? Est-ce pertinent, utile, souhaitable, de faire cohabiter le goût de l’ancien avec “le goût du jour” alors que tant de créateur·rices s’escriment à fabriquer de nouvelles œuvres chaque jour, semaine, année ? En la matière, le spectacle vivant est le terrain privilégié de la répétition du même. Est-ce qu’on parle des reprises ? Des groupes de reprises ? Et du théâtre ? Comme la musique, il rejoue régulièrement ses classiques : Molière, Corneille, Shakespeare remplissent encore des salles, dans des mises en scène qui, au minimum, offrent une visite guidée du texte et du sujet et, idéalement, font éclater leur modernité en la faisant résonner au cœur de nos vies contemporaines. Car les grands auteurs (et compositeurs) transcendent leur époque pour atteindre la condition humaine en personne, et c’est cette universalité qui fait l’unanimité.

 

Sébastien WalnierÔ-Celli

J’avoue que je préfère souvent les anciens interprètes
car ils prenaient plus de liberté.

 

Reste que, une fois les siècles traversés, il faut des interprètes pour rendre ces œuvres accessibles au grand public. Des “traducteurs de pensée”, spécialistes passionnés du détail, de l’histoire et de la technique, dont le travail et la vision conditionneront la réception des œuvres. L’enjeu est grand. Les conséquences non négligeables, en musique classique surtout, où l’expérience est encore largement perçue comme le fait d’une élite. Celle qui a épluché, justement, toutes les versions enregistrées de Rachmaninov, Schubert et les autres. Celle qui colle à l’autre nom de la musique classique : la musique “savante”. Si cette appellation sert avant tout à la distinguer de la musique “populaire”, le terme est excluant et ne donne pas l’impression qu’on va beaucoup rigoler. Iels sont encore nombreux·ses, celleux qui croient qu’il faut être armé de savoirs bien aiguisés, une grille de lecture en bandoulière, pour partir à l’assaut du répertoire sans se sentir bête. L’idée d’élite crée l’entre-soi, l’entre-soi renforce l’idée d’élite et, au 20e disque de sonates de Beethoven, on finit par se dire que bon, de toute façon, il n’y a qu’eux qui feront la différence.

Des variations appréhensibles par tous·tes?

Et pourtant, oui, cette différence est accessible. Elle s’entend facilement par tout le monde et elle peut même devenir la plaine de jeux des musicien·nes comme des auditeur·rices et du public.

En musique classique, certains ensembles se sont fait une vocation de dépoussiérer les grands classiques pour proposer une écoute neuve. Dans le genre, l’octuor de violoncelles Ô-Celli se distingue depuis de nombreuses années par ses interprétations rigoureuses mais aussi ludiques, et des concerts pendant lesquels ils ne cachent ni leur amusement ni leur envie de le propager. Ils viennent de faire paraître, ce mois d’octobre, l’album Ô-Celli fait son cinéma : arrangement pour huit violoncelles de thèmes archi-connus du grand écran. Découvrir ces tubes autrement est jouissif, et sur le disque, ils côtoient des pièces de réputation plus sérieuse, de Bach ou de Mahler. Sébastien Walnier, membre fondateur de l’ensemble, raconte : « Ainsi parlait Zarathoustra était le point de départ. 
Le thème du cinéma est venu de là, mais le choix des autres morceaux a aussi une origine plus engagée : en plus d’aborder un répertoire différent, il s’agit de proposer une approche plus simple et plus “fun” du concert, de dépoussiérer le répertoire en jouant côte à côte du Bach et du John Williams. On voyage dans le temps et dans les styles, à partir de la musique dite “sérieuse” ». Musique sérieuse, musique savante : on y revient. Mais d’où vient-il qu’elle reste perçue comme telle ? « Je pense que c’est dû à une approche un peu arbitraire liée 
à la façon dont on la jouait à son époque. Mais l’époque n’est plus ! 
Je suis d’avis qu’il faut faire vivre ces répertoires différemment et que, si on arrête de les enregistrer, on ne pourra plus que se baser sur des vieux trucs démodés. »

Le facteur humain

Interrogée à ce sujet, Hélène Cambier, professeure et pédagogue en académies, conservatoires royaux et hautes écoles, estime également que « chaque enregistrement, certes, est représentatif d’une époque et est à situer sur une ligne du temps. Il est aussi possible de sortir une œuvre de son contexte et de l’intégrer à un disque thématique, par exemple, qui permet de varier l’écoute et de créer une perspective. Mais, surtout, il ne faut pas oublier le facteur humain : il y a des personnalités qui touchent, et qui restent touchants à travers le temps. Tout comme il est émouvant de voir émerger un interprète actuel qui me donne l’impression de redécouvrir une pièce que je connais par cœur. C’est frais, parce que c’est lui, c’est précieux de se sentir surpris, et l’enregistrement permet de prolonger le frisson au-delà du concert ».

De ce point de vue, l’enregistrement permet donc de faire évoluer l’écoute, chaque disque étant comme la marche d’un grand escalier grimpant vers l’essence ultime d’une œuvre, et sa modernité, tout en mettant différemment en lumière chacune de ses facettes.

Revenons à Pierre Solot et à l’exercice de la Table d’écoute : des personnalités musicales se réunissent (dans la bonne humeur et la dérision, promis) pour écouter quatre versions d’une même œuvre classique, les départager et élire leur préférée. Il constate que les versions anciennes l’emportent à égalité avec les plus récentes, et interprète ce phénomène par le fait que « le travail actuel en studio permet tellement de précision que ça devient… trop parfait. Ce qui me fait penser que s’il y a un avenir du disque, ce sera dans le domaine des enregistrements de concert ».

Sébastien Walnier le rejoint sur ce point : « J’avoue que je préfère souvent les anciens interprètes car ils prenaient plus de liberté tout en respectant ce qui est écrit. Je ne pense pas que le nombre d’enregistrements nous empêche la liberté, je crois que ce qui nous restreint, c’est ce qu’on pense devoir faire, ou ne pas pouvoir faire, pour rester “dans le style”. Mais c’est quoi le style ? Dans tous les cas, il faut une proposition vivante. S’il n’y a que la technique, ça ne me semble pas juste. C’est pour ça que j’aimerais aussi, dans l’avenir, enregistrer en live : le public apporte de l’énergie et on joue différemment, puisqu’on devient aussi le vecteur de ce qu’il nous envoie ».

Plus loin dans ce fameux billet du 26 août, Pierre Solot formulait une proposition hors cadre, s’inspirant de l’instauration de quotas pour soutenir la lutte contre les discriminations : « On pourrait faire la même chose avec le répertoire classique : pendant 10 ou 15 ans, on ne joue plus, on n’enregistre plus aucune œuvre du passé. On ne fait plus QUE de la création, des nouvelles pièces, de nouvelles musiques, composées aujourd’hui. Et on voit ce que ça donne ».

La proposition est volontairement excessive, mais elle laisse planer l’utopie… tout en laissant ouverte la question du support et de la postérité, qu’Hélène Cambier évoque, en conclusion : « Il faut aussi considérer que l’enregistrement est l’étape finale d’un processus de création mais, si je suis compositeur en 2024, je peux choisir entre EP ou LP, CD, vinyle, format numérique… autant de possibilités qui influenceront la pérennité de ma pièce. Dans tous les cas, si on cesse d’enregistrer, on perd des œuvres et une trace d’histoire ».