Les artistes belges délaissé·es par Spotify ?
Le géant suédois du streaming a licencié cet été son unique responsable pour la Belgique. Notre marché musical est désormais englobé dans une antenne Benelux basée aux Pays-Bas. Faute d’interlocuteur direct au sein de Spotify, les artistes émergents ne peuvent plus compter que sur leur ingéniosité et le flair des auditeurs pour avoir une chance d’être mis en lumière sur les playlists éditoriales de la plateforme. Plus que le manque de qualité, c’est la taille de notre territoire et sa complexité qui expliquent ce manque d’intérêt pour notre scène.
La décision remonte à la fin décembre 2023 et est effective depuis le 1er juillet 2024. David Binkhorst, unique responsable du marché belge pour Spotify, a été licencié. Il fait partie des 1.500 employés dont la société suédoise s’est séparée dans le monde, suite à un vaste plan de repositionnement stratégique. Un drame social mais aussi un séisme pour la musique belge émergente. Car David Binkhorst n’est pas remplacé. Son poste est sacrifié sur l’autel de la rentabilité et de la mondialisation. Le développement et la diffusion de nos artistes sont désormais gérés depuis les Pays-Bas au sein d’une cellule Benelux. Pour faire court, c’est un employé de nationalité néerlandaise qui a le dernier mot pour déterminer depuis son bureau d’Amsterdam si des chansons de Dan San, Kowari ou RORI sont assez pertinentes pour mériter de se retrouver dans les playlists éditoriales conçues par Spotify. Les productions belges sont bien sûr toujours disponibles sur la plateforme mais elles risquent d’être moins mises en lumière. D’autant que dans le cadre de ce même plan de redéploiement, la société suédoise cotée en bourse a également supprimé de nombreuses playlists locales.
Damien Waselle - [PIAS] Belgium
Spotify n’est pas une radio du service public, un magazine,
un disquaire ou un découvreur de talents.
C’est un flux.
Un mauvais signal
« Sur un plan purement économique, la décision de Spotify ne me surprend pas, commente Damien Waselle, directeur du label indépendant PIAS Belgium. Spotify mène une stratégie mondiale. Et à l’échelle mondiale, la Belgique reste un petit marché en termes d’abonnés, de streams et de fournisseurs de contenus. Coincé entre des gros territoires comme l’Angleterre et la France, notre pays est aussi morcelé entre sa production francophone et néerlandophone qui ont leurs propres spécificités. Un artiste francophone qui chante en français doit viser la France et des playlists “chanson française” pour augmenter sa diffusion sur les plateformes. Une chanteuse flamande aura plutôt des ambitions sur les Pays-Bas. Avoir un bureau Spotify à Bruxelles avec une équipe belgo-belge n’a aucun sens. [PIAS] a de très bons contacts avec le géant suédois du streaming. On se parle régulièrement. Nous sommes écoutés. Nous avons un catalogue international qui a du poids et nous aide à booster nos signatures belges. Néanmoins, le licenciement de David Binkhorst est un mauvais signal envoyé. On a l’impression de faire un pas en arrière. On perd un interlocuteur qui faisait du bon travail pour la découverte et la diffusion de nos artistes. »
Pas de relais humain
Pour les champions belges du streaming (voir encadré), ça ne changera pas grand-chose. « La Belgique est quand même appréciée musicalement. Ce serait mentir de dire qu’aucun de nos artistes ne reçoit des supports de Spotify. Si vous interrogez Felix de Laet (Lost Frequencies), Angèle ou Hamza, ils vous diront certainement qu’ils sont très contents de Spotify, poursuit Damien Waselle. Par contre, pour les projets francophones qui ne s’exportent pas au-delà de la Fédération ou pour ceux qui s’autoproduisent, la situation sera encore plus compliquée. Ils n’ont plus de relais “humain” pour espérer toucher des utilisateurs au-delà de nos frontières. Accéder aux playlists éditoriales sera encore plus difficile. Or on sait que sans figurer dans une playlist, les écoutes ne décollent pas, surtout pour les musiques de niche. Ce n’est pas non plus aisé de comprendre comment les plateformes fonctionnent. Certains attendent de Spotify des choses qui ne sont pas en phase avec la réalité. Spotify n’est pas une radio du service public, un magazine, un disquaire ou un découvreur de talents. C’est un flux. »
Réaction du secteur
Le secteur musical belge a exprimé ses craintes auprès de Spotify dans une lettre ouverte signée par de nombreux acteur·rices issu·es des deux communautés linguistiques du pays. On retrouve notamment parmi les signataires, VI.BE, le Conseil de la Musique, la Belgian Independent Music Association, la Fédération des Labels Indépendants Francophones, l’association Court-Circuit mais aussi des organisations gérant les rémunérations des artistes comme la Sabam ou PlayRight. « À l’heure où les playlists éditoriales disponibles sur les plateformes font la pluie et le beau temps auprès des consommateurs et mélomanes et à l’heure où les tendances se dessinent quasi exclusivement via ces plateformes, le licenciement par Spotify de son unique contact avec le marché musical belge, entraînant de ce fait la disparition des playlists éditoriales mettant en lumière les artistes belges, sont une véritable source d’inquiétude pour le secteur », peut-on y lire. Interrogé par notre confrère du De Morgen, Jarri Van der Haegen, manager, entre autres, de Charlotte Adigéry, va plus loin. « J’ai l’impression que nous sommes vraiment le vilain petit canard de l’Europe. »
Label “belge”
Les playlists locales ou celles mentionnant “Belgium” dans leur titre n’ont pas toutes disparu. Mais leur portée et leur pouvoir d’attraction restent limités. Et ce n’est pas seulement la faute de Spotify. Qui se lève le matin en disant « aujourd’hui, j’ai envie d’écouter uniquement de la musique belge » ? Imposer à Spotify des playlists avec des quotas belges ? Illusoire. Qui sera intéressé par une playlist enchaînant, en vrac, Mélanie De Biasio, Frank Michael et It It Anita ? La nationalité est en effet rarement un critère prioritaire pour l’abonné de Spotify. Et Spotify fait avant tout plaisir à ses abonné·es. « Demain, si la mode est aux morceaux de rock progressif avec solo de flûte de vingt minutes, tu pourras choisir dans plein de playlists regroupant ce genre de musique », déclarait à Moustique Benjamin Schoos, directeur de Freaksville et président de la FLIF. Grands clients des playlists Premium (sans pub contrairement aux radios), le secteur Horeca et les chaînes de magasins préfèrent ainsi diffuser un flux continu adapté à la cible socio-économique de leur clientèle : Today’s Top Hits, Viva Latino, Rap Caviar, All Out 80’s, All Out 90’s, Classic rock ballads… Les découvertes musicales y sont peu fréquentes. La playlist Best Of Belgium (première suggestion quand on a tapé le mot “Belgium” dans notre moteur de recherche de Spotify, abonnement Premium Famille), ne propose quasi que des artistes flamands. Très populaire et créée par Spotify, New Music Friday BE, présente chaque vendredi, comme son nom l’indique, les nouveautés disponibles sur le marché belge. Mais ce sont bien sûr les grosses locomotives internationales qui sont privilégiées. Lancée par le label flamand Sdban Records, la playlist Belgo-Jazz compte 10.000 adeptes. Une niche, certes, qui a permis toutefois au projet francophone OOOTOKO, emmené par Damien Chierici, de séduire des oreilles internationales.
Faire preuve d’ingéniosité
Nés avec les réseaux sociaux et baignant constamment dans un monde hyperconnecté, certains talents émergents réussissent pourtant à bâtir une communauté sans toujours dépendre des grosses structures ou de relations privilégiées avec les plateformes. « De nombreux artistes urbains ont fait le travail sans l’aide de personne et se retrouvent sur des grosses playlists », note encore Damien Waselle. « En chanson, Orlane est aussi un bon exemple. Avant que [PIAS] ne la signe (son premier album est attendu pour 2025, – ndlr), elle a fait preuve de beaucoup d’ingéniosité pour communiquer sur les réseaux sociaux et les plateformes. Sans éditorial de la part de Spotify, elle a fait plus d’un demi-million de streams avec son premier EP et s’est retrouvée notamment sur la playlist Restez Branché (aux côtés de Zaho de Sagazan, Charles, Doria D et Mentissa, – ndlr) qui vise son public cible. Je ne dis pas qu’elle gagne sa vie avec ça mais elle est écoutée et ça ramène du monde à ses concerts. »
Des chiffres révélateurs
80 millions. Le nombre de titres disponibles sur Spotify.
60.000. Le nombre de nouvelles chansons introduites quotidiennement sur Spotify.
93%. Sur Spotify, 93% des artistes inscrits comptabilisent moins de mille auditeurs par mois.
1 milliard. Lost Frequencies (Felix De Laet, francophone) a été le premier artiste belge à dépasser le milliard de streams sur Spotify avec Where Are You Know (qui atteint 1,3 milliard de streams). En Fédération Wallonie-Bruxelles, Stromae et Damso sont plus écoutés que lui.
5. In My Bones (Lost Frequencies), Mockingbird (Dimitri Vegas & Like Mike), Barcelone 92 (Green Montana), Before The Party’s Over (Mustii) et Wala (Distinct) sont les cinq chansons belges les plus écoutéessur Spotify dans le monde durant le 1er semestre 2024.