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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Black Mirrors

Les parents du rock

Julien Broquet

Il y a des propositions qui ne se refusent pas. Jeunes parents, Pierre Lateur et Marcella Di Troia ont quand même pris la route cet été pour assurer des premières parties en Allemagne d’Alice Cooper avec leur groupe Black Mirrors. Ils parlent de Vincent Furnier, de perspectives, d’écologie, d’enfant et d’encadrement.

Vous vous êtes retrouvés à assurer la première partie d’Alice Cooper sur cinq dates en Allemagne. C’est quoi votre secret?
Pierre Lateur: L’offre est arrivée un peu par hasard et en dernière minute. Fin avril, début mai, notre agent allemand nous a envoyé un mail en nous demandant si on était chauds. À l’époque, on était vraiment en mode bébé. On a dit : faut voir. On ne sait pas trop. Ça dépend combien c’est payé. Quelles sont les conditions. On a fait un peu les fines bouches. Comme des gros prétentieux (rires). Finalement, quand tu tournes avec des artistes comme ceux-là, au niveau des backstages, de l’accueil, tu n’es pas sur des endroits crados et foireux. Donc, on s’est dit que c’était jouable avec un enfant en bas âge. On a quand même refusé d’autres propositions parce que dans notre esprit c’était un peu déconner avec un petit.
Marcella Di Troia: Le cadre ici était super. En plus, Alice Cooper ne boit plus. Il a arrêté l’alcool. Du coup, il n’y en avait pas une goutte dans les loges. On a même dû demander pour avoir quelques bières…

 

Pierre Lateur - Black Mirrors

Sur notre dernier album, il y a une chanson qui explique pourquoi on n’aura jamais d’enfants.


Il est comment alors Vincent Furnier (aka Alice Cooper, – ndlr)?
PL: Ça a l’air d’être un mec super naturel. Extrêmement simple. Très calme et posé. On l’a vu en tenue de ville. Ce genre d’artiste est très peu dans les loges. Il arrive en dernière minute. Au début, c’est presque un fantôme. Tu l’aperçois juste passer rapidement dans le couloir. On l’a rencontré dès le premier jour. On lui a présenté le petit. Il lui a fait un check et lui a offert un serpent en peluche. Un de ses goodies du merchandising. C’est complètement dingue d’encore chanter comme il le fait à son âge.
MDT: On a eu davantage de contacts avec ses musiciens qui sont vraiment relax et hyper chill. L’ambiance de son crew est très familiale. Ils sont extrêmement soudés et aimables. On a été invités au resto après la tournée. On s’attendait à se retrouver avec les techniciens. Mais non, pas du tout. Sa fille nous a directement proposé de nous asseoir à leur table.


Qu’est-ce que vous tirez d’une expérience comme celle-là?
PL: Tu y es confronté à de fameuses assistances. C’est un peu comme se produire dans un gros festival. Sauf que le public est déjà là quand tu joues. Parce que celui qu’il veut voir se produit seulement une heure après toi. En Allemagne, les gens se battent pour avoir une place au premier rang. Et de manière générale, les Allemands sont plus intéressés que les Belges par les groupes d’ouverture. En Belgique, on s’en fout un peu. Je ne critique pas le public belge. Je parle aussi de moi. Je me souviens avoir été voir Seasick Steve à l’AB il y a six ou sept ans et ne pas y être arrivé avant les deux derniers morceaux de Black Box Revelation. Bref. Ce genre de concert t’offre une visibilité assez folle. C’est une exposition importante pour un groupe comme le nôtre. On a aussi réalisé qu’on pouvait assurer au niveau des changements de plateau.
MDT: J’étais quand même contente qu’on soit rodés. Qu’on ait de la bouteille. Qu’on ait assuré des premières parties d’autres groupes avant. Contente de savoir qu’il fallait se dépêcher et déblayer la scène en cinq minutes. Ils ne se sont pas dit qu’on était un petit groupe qui faisait n’importe quoi.
PL: C’était des dates en extérieur. Il y avait à chaque fois entre 4.000 et 8.000 personnes. C’est un truc qui se fait beaucoup en 
Allemagne. Ils investissent un parc, un endroit à ciel ouvert dans la ville. Ils montent une scène pour l’été et ils accueillent des concerts tous les trois ou quatre jours.
MDT: Il y a pas mal de dépenses. Le van, le chauffeur, l’essence, l’ingé son, l’hôtel… Ça grimpe vite. Mais quand on tourne avec un gros artiste comme lui, on rentre dans nos frais et on peut se payer en tant que musicien.


Comment on fait quand on est en couple dans un groupe de rock et qu’on décide d’avoir un enfant?
PL: C’est un peu un pari en fait. Mi-mai, on a donné en Flandre notre premier concert depuis la naissance de Milo. La copine du bassiste est venue s’en occuper pendant le soundcheck et notre prestation. On a vu que ça fonctionnait. Alors, on l’a aussi pris avec nous quand on a joué dans un centre culturel pour nos dix ans à Braine-l’Alleud. On s’est dit qu’on allait essayer de l’habituer à faire partie de notre monde. Mais tout en prenant garde à sélectionner des dates où quelqu’un de confiance pourrait le garder quand on est sur scène. On ne tourne pas avec des junkies ou des alcooliques chroniques. Et on s’assure que les conditions soient un minimum correctes. On ne veut pas se retrouver dans des loges uniquement séparées de la scène par un rideau. On a quand même ralenti la cadence et refusé des dates. On a envie de rester un peu avec lui. On a travaillé sur nos nouveaux morceaux aussi. On a eu cette volonté d’essayer. Et à chaque fois, on s’est dit : “ok, ça passe”. Il a l’air bien. On s’est rendu compte petit à petit que ce dont il avait probablement le plus besoin c’était d’être avec nous. La tournée avec Alice Cooper a été relativement facile à gérer.
MDT: J’ai quand même assuré pas mal de concerts pendant ma grossesse l’an dernier. Avec la sortie de notre album fin 2022, on a eu un été hyper chargé. J’étais sur les routes enceinte jusqu’au cou. Milo a vécu le Graspop et plein de super concerts avant même sa naissance. Je pense que ça lui est familier. Il a l’habitude d’entendre ces vibrations. Donc il est assez chill par rapport à tout ça.
PL: Les gens qui s’occupaient de lui nous ont dit qu’il pétait un câble quand on partait vers la scène mais qu’après deux chansons, il s’endormait. Ce qui est marrant, c’est que la femme et la fille de Vincent Furnier se produisent toutes les deux avec lui. Il a même adapté le show pour que son épouse puisse continuer d’y participer.
MDT: Sa fille nous a expliqué que ça avait été sa vie à elle quand elle était petite. Qu’elle avait grandi dans ces conditions-là. Qu’elle avait été à la place de notre fils. Là où le bébé est le plus heureux, c’est de toute façon avec ses parents.


Est-ce qu’on planifie différemment une naissance quand on fait partie d’un groupe?
PL: Nous, on est musiciens. Je ne sais pas ce que font les autres. Sur notre dernier album, il y a une chanson Ode To My Unborn Child qui explique pourquoi on n’aura jamais d’enfants. On a sorti le disque et la vie a fait que notre manière de voir les choses a évolué. À partir de ce moment-là, tout a été relativement vite. Franchement, il n’y avait rien de planifié. La seule chose qu’on s’était dite, c’était qu’une fois qu’on l’aurait, on essaierait de rester plus cool pour travailler sur de nouveaux titres, le voir grandir et s’occuper de lui. Franchement, ce qu’on a le plus appris avec cette naissance, c’est que tu peux prévoir et imaginer ce que tu veux, il va quand même venir shooter dans tout ça et foutre tous tes plans en l’air. En bien ou en mal. Je m’étais dit : congé de paternité. 
Je vais prendre un mois. On va pouvoir enregistrer. Nouvel album. Je nous ai aménagé un mini studio à la maison avec tout ce qu’il faut. Que dalle. Rien du tout. On doit être en permanence avec lui. S’en occuper. Il évolue très vite et c’est un bébé qui est relativement cool. On va pouvoir faire des trucs. Mais à l’heure actuelle, il est compliqué de se projeter. Je préfère aviser au jour le jour.


Au départ, Marcella, vous aviez voulu lancer un groupe 100% féminin et vous aviez eu du mal à trouver une guitariste. Ce serait plus facile aujourd’hui?
MDT: Si j’avais 16 ou 17 ans peut-être. Mais des meufs de ma génération qui jouent de la musique, je n’en connais toujours pas des masses. J’ai l’impression que la féminisation va de pair avec un certain rajeunissement. Je constate aussi quand même que s’il y a de plus en plus de gonzesses, elles ont un peu de mal à former des groupes.
PL: Franchement, c’est une question hyper intéressante. Malgré quelques figures très fortes comme PJ Harvey, Courtney Love, L7, Melissa Auf Der Maur, Janis Joplin, Joan Jett, les femmes sont clairement minoritaires quand tu te penches sur l’histoire du rock… Mais les lignes bougent petit à petit. Lola Frichet, la bassiste de Pogo Car Crash Control, a lancé More Women On Stage. Un mouvement qui soutient les musiciennes et dénonce le sexisme dans le milieu. Marcella doit parfois préciser qu’elle est la chanteuse du groupe et pas la compagne du bassiste.
MDT: Maintenant qu’on a un bébé, on va me prendre pour la nounou…
PL: Même si ça évolue dans le bon sens, faudrait petit à petit que les gens arrivent à mettre de côté les réflexions désobligeantes du genre : “tiens, tu joues super bien pour une meuf”. On a bien conscience que c’est pas toujours facile pour les filles sur scène. Les jeunes ont heureusement l’air un peu plus éduqué que nous. Après, on n’en fait pas un combat non plus. On est les personnes qu’on est et on s’est trouvés.


Comment avez-vous géré votre encadrement au fil des ans?
PL: Au début, on a tout fait nous-mêmes. On est pas mal sorti dans les concerts. On a suivi les formations de la Maison des Musiques. Ça a amené beaucoup de rencontres. On s’est constitué notre petit réseau et on a formé une première équipe avec un booker en Flandre, un autre en Wallonie et un manager. Une équipe qui a évolué. Pour l’instant, on a repris le management en main.

À quoi ça sert un manager?
PL : Je pense d’abord aux connexions et au temps qu’il te fait gagner. On a nos boulots de prof à mi-temps. On a le bébé. On a Black 
Mirrors. Marcella prend en charge l’aspect plus administratif. Et moi le volet technique. L’organisation pour les concerts. Tout ça prend du temps. Du temps que te fait gagner un manager, qui, en plus, s’il a les bonnes connexions, te met en relation avec les personnes qui peuvent développer le projet. Que ce soit en termes de concerts, de premières parties, de producteurs avec lesquels tu pourrais collaborer, de labels qui pourraient te distribuer. Le manager a un rôle un peu flou. Parce que tu pourrais avoir l’impression de l’extérieur qu’il ne fait rien. Mais en même temps, je le vois un peu comme la tête d’une pieuvre. Il connecte tout le monde avec le projet. On a un booker avec qui on travaille qui nous a trouvé les dates avec Alice Cooper, c’était notre manager qui l’avait dégoté.


Marcella, vous avez travaillé avec un coach vocal pendant un moment. Ça ne semble a priori pas très rock’n’roll…
MDT: Il n’y en a pas eu qu’un. J’en ai vu pas mal. Mais j’ai vraiment trouvé ce que je cherchais avec David Féron (coach vocal e.a. au Studio des Variétés,– ndlr). Même si je suis aussi prof de chant, j’ai besoin d’avoir un coach. Quelqu’un vers qui je peux me tourner quand j’ai des problèmes ou des questions. Comme j’ai eu la chance d’être formée par David, de pouvoir partager sa méthode ici en Belgique, je ne vais quasiment plus là-bas. Je me coache moi-même. J’ai toujours eu des profs de chant. Que ce soit au JAZZstudio ou au conservatoire. J’ai toujours eu l’impression que c’était important pour moi de travailler et d’être suivie par quelqu’un qui pourrait me donner son avis et me prodiguer ses conseils. Justement quand tu fais du rock, il est particulièrement important de savoir que tu utilises ta voix correctement. Parce que tu peux très vite te faire mal. Quand je pense à quelqu’un comme Chris Cornell, aussi rock’n’roll qu’il est, le gars se faisait suivre par un coach. C’est Alain Johannes qui nous l’a dit (musicien, producteur – du deuxième album de Black Mirrors –, entre autres membre d’Eleven ou de Them Crooked Vulture, – ndlr).
PL: C’est un peu caché en fait. Il y a beaucoup d’artistes qui ne l’avouent pas mais quand tu creuses un peu, tu te rends compte que… souvent, les rockeurs cultivent cette image très rock’n’roll: ça nous est un peu tombé dessus par hasard. Un des premiers rendez-vous avec Alain, il me disait qu’il ne connaissait rien à toute la théorie. Qu’un prof l’avait dégoûté. Mais à un moment, il me dit sur la quatrième mesure du solo, tu as joué une tierce majeure au lieu d’une mineure… Chanter, c’est un sport. Et un sportif, pour rester au top niveau, il doit bosser toute sa vie.
MDT: Les mœurs ont aussi un peu changé. On n’est plus dans les années 70. De nos jours, on sait que Mick Jagger va faire son petit jogging tous les matins. C’est aussi ça le truc. Ce n’est plus très rock’n’roll aujourd’hui de dire qu’on n’en a rien à foutre de rien. Effectivement, les chanteurs de rock prennent des coachs et c’est une très très bonne chose. Il faut connaître sa voix. David Féron me disait que des élèves débarquaient : “j’ai toujours chanté comme ça et maintenant j’ai 50 ans, je n’y arrive plus”. Eh ben ouais. Si tu avais eu une bonne technique vocale au départ peut-être que tu aurais pu continuer à le faire.


Le genre a déjà été nettement plus populaire…
PL: En Belgique, en tant que groupe de rock, si tu n’as pas de visée sur l’étranger, je pense que c’est vraiment compliqué. Même avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Je pense que ce qu’il manque, ce n’est pas vraiment le public. Ce sont des structures de taille moyenne capables d’accueillir des concerts. Des salles de 200 ou 300 personnes, jusque 600-700. Tu passes trop vite du petit café à des gros gros trucs. T’as le Reflektor, le Rockerill, l’Atelier… Mais il en faudrait davantage. Mon discours peut parfois être mal compris. Mais je pense qu’il y a un public pour le rock en Belgique.



N’est-il pas un peu vieillissant ce public?
PL: J’ai quand même constaté un changement aux alentours de 2020–2021. J’ai recommencé à avoir parmi mes élèves, des ados qui voulaient de la musique avec plus de guitare. Du AC/DC, du Nirvana, du Oasis, du Metallica aussi. Peut-être que c’est grâce à des séries comme Stranger Things. Ou peut-être qu’ils s’emmerdaient tellement chez eux avec le confinement, qu’ils se sont mis à piocher dans la discothèque de leurs parents.


Vous arrivez à combiner votre carrière avec vos préoccupations écologiques?
PL: C’est l’aspect qui me questionne le plus. On fait les mariolles en écrivant un album où on chante comment on aimerait que la terre soit ou sur ce qu’elle est à l’heure actuelle. Mais tu te rends compte que tu participes à ta manière au bazar en faisant des milliers de kilomètres avec un van pour donner des concerts. En utilisant des guitares en bois. L’enfoiré qui découpe la forêt amazonienne pour faire du fric, c’est son boulot. C’est un enfoiré. C’est son taf. Mais l’excuse du travail fait que beaucoup de gens laissent passer un tas de trucs. Nous, on est quand même sur la route avec un véhicule qui pollue. Ce n’est pas le “maincore” de notre activité. On est d’accord. On n’est pas là à couper des arbres et tuer des orangs-outans. Mais c’est quand même là et ça pose question. Après, si on restait dans notre local, on n’aurait pas de boulot et on ne pourrait pas s’exprimer via notre art. Honnêtement, c’est un problème auquel je n’ai pas vraiment de réponse. Il y a des trucs à mettre en place. Acheter du matos d’occasion. Essayer de réfléchir un peu aux distances. Demander que dans les backstages, il n’y ait que des produits locaux. Et le moins de plastique possible. 
On essaie de pousser à notre niveau. On verra si en grandissant on sera un peu plus entendus.