Les bons plans de la rue de Manchester
Un beau livre, intitulé Posters For Plan K And Other Venues 1978-1983 et édité il y a peu en version limitée (et épuisée depuis...) par la galerie d’art Rossicontemporary, revient notamment sur les plus belles affiches réalisées durant l’âge d’or du Plan K. Un lieu mythique, il y a quelque 45 ans de cela.
Fin 1979, Marc Desmares (pas encore chanteur cagoulé de La Muerte) est sur la scène de l’Alqa Selser avec l’embryon de Marine, le groupe culte mais éphémère qui accouchera plus tard d’Allez Allez. « Une salle un peu hype, se souvient-il, rue du Sel à Anderlecht, qui était un des rares endroits où on pouvait un peu jouer à Bruxelles. À l’époque, il n’y avait pas beaucoup de solutions… » Avec Marine, il va en trouver quelques autres, de ces “solutions”. Notamment pour une première partie d’Alan Vega, au Disque Rouge, salle qu’on rebaptisera un jour “Fuse”. Et avant ça en ouverture des New-Yorkais de Defunkt au Plan K.
Étienne Vernaeve
Ce truc était inimaginable, de la folie!
Il y avait Gavin Bryars, des espèces de happening,
des concerts incroyables de This Heat, Spizzenergi…
Le mythique Plan K, donc… Ou pour reprendre le nom complet de l’endroit, de ses quatre niveaux et de ses 9.000 mètres carrés planqués derrière un fronton annonçant “Raffinerie Gräffé” : la Raffinerie du Plan K. De fait, il s’agit alors d’une ancienne usine de sucre, sise au 21 de la rue de Manchester à Molenbeek, transformée en lieu de culture. L’ouverture de celui-ci a lieu le 16 octobre 1979, le temps d’une de ces magistrales soirées multidisciplinaires qui vont jalonner son histoire. Jugez plutôt : ce jour-là, on peut y écouter aussi bien
William Burroughs que Cabaret Voltaire et Joy Division. C’est ce jour-là aussi que Philippe Carly fera “la” photo de sa carrière : ce mythique gros plan sur le visage de Ian Curtis, les yeux tournés vers le ciel…
« On y a joué deux fois, détaille Étienne Vernaeve, alors batteur d’Isolation Ward. Une fois en ouverture d’une pièce de théâtre, et une seconde fois avant The Birthday Party. En général, les groupes de première partie étaient des groupes belges… Comme Digital Dance bien sûr, ou les Scarecrows. Drita (Drita Kotaji, – ndlr) a joué avec Bernthøler avant les Virgin Prunes je pense, ce qui était quand même assez culotté comme affiche. » Entre les Psychedelic Furs, Echo And The Bunnymen, Einsturzende Neubauten, Red Lorry Yellow Lorry, Young Marble Giants, Cocteau Twins et autres Fleshtones, on a aussi pu y voir à;Grumh, Front 242, The Names… Jean-François Pluijgers, depuis devenu journaliste cinéma, raconte : « Je jouais à l’époque dans un groupe de garage rock qui s’appelait Scarecrow. Nous avions une petite notoriété bruxelloise, et en même temps, il n’y avait pas des tonnes de groupes sur la place qui jouaient du garage rock… Nous avons ouvert pour The Fall. » C’était le 9 février 1983… « Nous étions un jeune groupe, alors c’était évidemment un gros truc, d’autant que nous jouions pour la première fois clairement pour un autre public que des potes ou de ce petit cercle de “fans” qui nous suivaient. » Pour la petite histoire, nous dit encore Jean-François Pluijgers, on peut apercevoir l’affiche de ce concert dans le film Ressources Humaines de Laurent Cantet (tout récemment décédé), choisie alors par son chef décorateur… Quant aux Scarecrow, ils se sont il y a peu retrouvés autour d’un nouveau chanteur, et n’excluent pas de remonter sur scène !
État d’esprit et éclectisme
Pour certains, le Plan K devient alors un véritable point de chute. « Nous étions des petits jeunes qui traînions là même parfois l’après-midi, reprend Étienne Vernaeve. Nous prêtions souvent nos instruments, en échange d’un ticket d’entrée, ce qui permettait à Annik (Annik Honoré, co-fondatrice des Disques du Crépuscule et organisatrice de concerts, – ndlr), avant que je ne devienne son copain puis le père de ses enfants, de ne pas devoir en louer pour l’un ou l’autre des groupes qui venaient. »
Un état d’esprit, des “affiches multidisciplinaires”, et des soirées encore dans toutes les mémoires, du moins celles des gens qui y étaient. « J’y ai été pour la première fois à l’occasion du fameux réveillon 79-80. Pour le gamin de 17 ans que j’étais, ce truc était inimaginable, de la folie ! Il y avait Gavin Bryars, des espèces de happening, des concerts incroyables de This Heat, Spizzenergi… » La première claque que Jean-François Pluijgers s’y prend, lui, c’était la première fois qu’il y a vu Joy Division : « C’est assez cliché à dire, et ce n’est pas pour me vanter, mais j’étais encore vraiment un gamin, donc voilà… Et pour d’autres raisons, Birthday Party m’a fort marqué aussi. En termes de sauvagerie, je crois que je n’ai plus jamais vu quelque chose d’équivalent. »
Parce que le Plan K, ce n’est pas que de la musique, le mélange des disciplines est inédit, en ce temps-là. Et ouvre les esprits, côté public : « Les gens du Plan K (Frédéric Flamand, Ali Mebirouk, Bruno Garny, Carlos Da Ponte et Daniel Beeson, – ndlr) n’étaient pas vraiment des punks non plus, reprend Étienne. Je ne dirais pas des hippies, mais des “freaks”, comme ça, assez libres. Une partie des animations venait de leurs influences. Annik ne s’occupait que des concerts. Mais tout ça nous a ouvert l’esprit sur des arts contemporains auxquels on n’aurait pas vraiment porté attention, nous les petits jeunes un peu dans l’esprit post-punk. »
À Bruxelles, l’endroit devient alors une sorte d’épicentre du rock alternatif. « Il avait vraiment une identité même si d’autres genres y faisaient de temps en temps une incursion, résume Jean-François Pluijgers. À la limite, on pouvait y aller les yeux fermés, on savait qu’on allait y voir quelque chose d’intéressant. Ils ont notamment eu tous les groupes Factory, enfin A Certain Ration, Section 25…Tout ce qui bougeait à l’époque passait au Plan K ! » Et quiconque aimait ce qui bougeait s’y rendait !
Le bâtiment se situe à quelques centaines de mètres de l’endroit où on a arrêté Salah Abdeslam, expliquait en 2017 Philippe Carly au magazine français Soul Kitchen : « Le quartier n’était déjà pas follement riant à l’époque. Un ancien quartier industriel de Bruxelles, le long du canal, qui se remettait mal du déclin industriel et du départ des entreprises restantes vers des zones plus appropriées ». Pour Jean-François Pluijgers : « Ce n’était pas non plus dans le quartier le plus jojo de Bruxelles. Mais je trouve qu’il y avait quelque chose d’assez cohérent, dans le fait d’aller écouter ce genre de musique underground dans une ancienne raffinerie, dans un quartier encore assez en friche… ». En des temps d’effervescence, aussi. « C’était une période quand même folle, reprend Étienne Vernaeve. On pouvait se permettre d’être sur scène assez rapidement. Avec Isolation Ward, notre premier concert, c’était à l’Ancienne Belgique, le deuxième, c’était au Plan K à peine un an après qu’on se soit formé, et on n’avait jamais joué d’un instrument avant ça ! »
Une autre époque
Aujourd’hui rénovée, La Raffinerie abrite actuellement l’antenne bruxelloise de Charleroi Danse, le « Centre chorégraphique de la Fédération Wallonie-Bruxelles ». L’ère du Plan K telle que vécue par nos deux interlocuteurs s’est achevée aux alentours de 1986. « C’est aussi la fin d’une période musicale, note Étienne Vernaeve, où la new wave est quand même devenue un peu ringarde. » Et puis, les gens du Plan K eux-mêmes se mêlent de la programmation musicale : « La fin, c’est quand on y fait jouer les Gangsters d’Amour. Les mecs du Plan K trouvaient ça chouette, mais pour moi, quand on programme ce genre de groupe dans un endroit qui respirait l’avant-garde, c’est fini quoi. Et puis, ils louent la salle, et donc la programmation perd ce côté, non pas élitiste, mais un peu branché… »
Depuis, Bruxelles n’a jamais vraiment retrouvé un lieu aussi clairement marqué, identifiable. En dehors du Magasin 4 pendant un moment, en dehors parfois des Ateliers Claus, on peut globalement entendre de tout partout. « La dernière fois que je suis allé aux Ateliers Claus, ça s’est terminé avec une espèce de danseuse de claquettes qui en faisait quelque chose d’assez nouveau et intéressant. Je me suis dit : « Tiens, c’est un peu comme une soirée du Plan K en version 10%… » Le constat que fait Jean-François Pluijgers n’est pas très différent : difficile de retrouver une scène aussi homogène. « Ce qui me frappe, ajoute-t-il, et je prends l’exemple d’un groupe comme Idles, c’est de voir à quelle vitesse on voit des groupes passer du Bota à l’AB et puis à la Lotto Arena. La façon dont les groupes grandissent a également changé… »
Philippe Carly Au Plan K, Brussels 1979-2009 ARP Editions – 2017 (288 p.) - tirage limité à 700 exemplaires
Jean-François Octave
Posters for Plan K and other venues
Rossicontemporary