Florian Noack
L'art de la transcription
À mille lieues du grand répertoire sans cesse rabâché, chaque album du pianiste Florian Noack est une pépite. I Wanna Be Like You en est une nouvelle démonstration éclatante. Mais qui est donc cet orfèvre de la paraphrase musicale? Rencontre.
À un tel niveau de perfection, la transcription est un art à l’état pur. Rompu à cet exercice subtil, le pianiste bruxellois Florian Noack, 34 ans à peine, séduit une fois de plus avec son nouvel album paru chez Dolce Volta. Car transcrire pour piano solo des œuvres aussi riches que le Concerto pour quatre clavecins de Bach ou la suite orchestrale Shéhérazade de Rimski-Korsakov exigeait autant de virtuosité pianistique que d’intelligence musicale. La presse belge et internationale ne s’y est pas trompée, qui a aussitôt couvert de distinctions – Diapason d’or, Choc de Classica… – cette fascinante escapade, au cours de laquelle l’on croise même I Wanna Be Like You, du Livre de la jungle. Et pourtant, si ce soliste de haut vol professeur au conservatoire de Liège a commencé le piano très jeune, il n’a jamais revendiqué le titre d’enfant prodige. Étonnant ? La réponse fuse : « Pas du tout ! Gamin, j’étais bien plus passionné par les échecs, auxquels je jouais beaucoup. Mais j’ai grandi dans une famille de musiciens. Notre éducation impliquait une demi-heure de musique par jour, non négociable. C’était strict mais riche en même temps car il fallait remplir soi-même les espaces vides, en dessinant, en lisant ». Créatif et stimulant !
Florian Noack
Dans une transcription, même si l’on est fidèle à l’esprit de l’œuvre,
on y laisse ses propres traces, volontairement ou non.
Ne me dites pas que vous faisiez du piano en dilettante…
J’étais sans doute un peu doué mais pas assez pour donner un concert à 7 ans! Les choses ont changé à 12 ans, quand j’ai participé à un nouveau cycle pour jeunes talents à la Chapelle Reine Élisabeth. Les exigences de répertoire étaient bien plus grandes que ce que je faisais jusqu’alors. J’ai été confronté à une sonate de Schumann. Et cela a très bien marché, alors que rien ne le laissait supposer. La suite, je la dois à mes deux premiers professeurs, Yuka Izutsu à la Chapelle et à Michel Wiggers, aux académies de Waterloo et d’Uccle. Ils m’ont vraiment appris énormément. Et puis il y a eu mes profs du conservatoire…
Mais personne ne vous a guéri de votre distraction que l’on dit légendaire…
En effet! À l’école, déjà, je ne rentrais pas un seul soir sans avoir oublié un cours ou l’autre. Mais il y a eu pire. À quelques jours d’un enregistrement d’une de mes transcriptions de Prokofiev, impossible de mettre la main dessus. J’ai pris un train en express pour retourner à Cologne où j’habite. En vain. Je l’ai retrouvée trois semaines plus tard – trop tard pour le disque! – coincée derrière la banquette du bistrot de la gare du Midi où je l’avais travaillée…
Vous cultivez un univers parallèle avec des enregistrements qui s’écartent résolument d’une programmation sans surprise…
…et ce n’est vraiment pas par souci d’originalité ! C’est comme cela que je sens la musique. À la réflexion, je me dis d’ailleurs que mes albums ont généralement été très bien reçus et qu’ils pèsent plus dans ma carrière que les prix que j’ai glanés dans des concours internationaux.
Pourquoi cette passion pour la transcription?
J’ai toujours eu un côté joueur, pensez aux échecs. Je suis assez “jouette”, comme on dit. Et puis, dans toute transcription, il y a l’envie de s’approprier une œuvre. Quand j’étais ado et que je découvrais des pièces qui me fascinaient, le fait de mettre les doigts dans la partition était une manière d’apprivoiser l’émotion que me procurait sa découverte. En somme, une façon de m’en pénétrer, non plus par jeu, mais par besoin. Cela dit, il est clair que dans une transcription, et même si l’on est fidèle à l’esprit de l’œuvre, on y laisse ses propres traces volontairement ou non.
Qu’est-ce qui explique votre fascination pour la musique russe ?
J’y suis arrivé vers 14 ou 15 ans. Elle cochait pour moi toutes les cases. D’abord, elle est une prolongation du romantisme. Ensuite, je me suis toujours identifié à sa couleur locale, en lien avec le folklore, ce qui nous plonge dans un autre univers. C’est aussi une musique narrative, qui commence souvent par “il était une fois”. Or j’ai toujours adoré les contes. Ce côté légende se retrouve dans la musique russe, chez Prokofiev, chez Medtner… Et j’aime évidemment la virtuosité de tout ce répertoire.
Vous êtes aussi un grand lecteur, qui reprenez sur votre site des citations de Borges et de Camus sur le temps…
Mais je serais bien en peine de répondre à la question de savoir ce qu’est le temps car je ne suis pas philosophe. Ces extraits éveillent en moi des échos sans que je sache toujours dire pourquoi, un peu comme un filtre de lecture sur le monde. C’est très intuitif. Mais il est vrai que je reste très marqué par cette image de Camus qui traverse son appartement en se souvenant de plus en plus d’objets et de détails. Et puis il en vient à cette phrase incroyable où il est dit que l’on aurait pu ne vivre qu’une seule journée et passer sa vie à s’en souvenir.
Et si le temps était notre dernier luxe?
À l’heure actuelle, oui, c’est un choix de vie. Le temps, c’est la page blanche où l’on dispose de suffisamment d’espace mental (et de liberté !) pour se demander comment est-ce qu’on va le remplir. C’est un peu ce que je reproche aux écrans, et à moi-même évidemment, sur lesquels on fonce dès que l’on s’ennuie.
Dans vos albums, qui s’écartent de ce qui a été maintes fois enregistré, on a en tout cas le sentiment que vous préférez vous faire plaisir plutôt que de suivre les attentes réelles ou supposées du marché…
J’aime en effet agir en fonction de ce qui me manque. Je ne sais pas si on attend ma transcription de Rimski-Korsakov, mais moi j’en ai besoin. Et je suis toujours surpris que cela plaise. Borges disait qu’un écrivain écrit pour lui seul mais que si les étoiles s’alignent, il crée petit à petit une communauté de gens qui se retrouvent dans ce qu’il écrit. J’ai un peu ce sentiment. J’étais aux États-Unis il y a une semaine, pour un concert en Floride. Une dame qui avait entendu ma transcription de Borodine avait fait vingt heures de voiture depuis le Texas pour venir m’écouter. Je me dis parfois que cette résonance autour de ce que l’on fait, c’est cela le cadeau…
Florian Noack
I Wanna Be Like You
La Dolce Volta