La place des “webzines”
dans le paysage musical
En marge des sujets traités dans la presse généraliste et les médias traditionnels, les webzines offrent des alternatives en ligne. Chroniques épicées, interviews décalées, photoreportages, comptes-rendus de concert et autres rubriques parallèles sont ici à portée de clic. Soutenues par des bénévoles et un esprit d’indépendance, ces initiatives cultivent la passion musicale à l’ère numérique. Un idéal ? Une illusion ? Une folie ? Un combat ? Un peu tout ça à la fois ? Pour tenter d’y voir plus clair, nous sommes partis à la rencontre de ces webzines qui, chacun à leur façon, encouragent la lecture pour écouter autrement.
« L’année prochaine, MusicZine fêtera ses 25 ans », annonce fièrement Bernard Dagnies, fondateur et rédacteur en chef du magazine en ligne. « Ce serait lamentable de tout laisser tomber après un quart de siècle d’existence », observe-t-il depuis la région tournaisienne. Doyen du genre en Fédération Wallonie-Bruxelles, MusicZine a aussi une particularité nationale. Présent au nord et au sud du pays, c’est aujourd’hui le seul qui, sous une même enseigne, rassemble le français et le néerlandais autour d’une passion commune : la musique. « Nous avons deux rédactions séparées et autonomes. Mais nos modes de fonctionnement sont identiques. » À savoir : écrire des chroniques de disques, ramener des interviews et autres comptes-rendus de concerts, vus en salle ou en festival. Afin de mener cette mission tout-terrain, MusicZine s’appuie sur une dizaine de rédacteurs et autant de photographes, prompts à capturer l’essence d’un riff bien tranchant, toujours au taquet à l’heure d’encenser le couplet-refrain d’une nouvelle tête de la chanson française.
Depuis vingt ans, ce schéma est également à l’œuvre chez Shoot Me Again. « Mais nous sommes davantage tournés vers la photographie et plutôt ancrés dans les musiques alternatives et la scène locale », précise Isabelle Bonmariage, rédactrice férue de doom et de black metal. Ex-journaliste reconvertie dans la communication politique dans la province de Luxembourg, elle tient le site à jour. « Mais je ne suis pas rédactrice en chef, insiste-t-elle. Au sein de l’équipe, il n’y a pas de fonction déterminée ni de dénomination pompeuse. Chez Shoot Me Again, tout le monde a le même statut : “bénévole passionné” ! »
Le modèle montre toutefois quelques limites à l’heure de couvrir les frais d’hébergement du site. « Pour les payer, nous demandons une petite cotisation à chaque membre de l’équipe. Cette participation financière dépend du bon vouloir des gens. Sans le bénévolat, il est clair que le projet Shoot Me Again est irréaliste. Pour l’instant, nous avons encore la chance de compter le développeur originel du site à nos côtés. Malheureusement, il n’a plus le temps de s’y consacrer pleinement. Nous sommes donc confrontés à une situation complexe. Soit nous trouvons des programmateurs informatiques passionnés qui pourraient s’investir gratuitement dans le projet ; soit nous devons mettre la main sur une somme qui avoisine les 8.000 euros. Mais à ce jour, nous n’avons pas ce montant… »
Le temps des subsides?
Du côté de Goûte Mes Disques, webzine qui, depuis 2008, assume pleinement ses bons goûts et sa mauvaise foi, tout repose aussi sur le bénévolat. « Nos quinze rédacteurs ont tous un emploi à côté », explique Jeff Lemaire, rédacteur en chef en soirée ou sur les temps de midi, traducteur-interprète à la Commission européenne durant ses heures de bureau. « Cette indépendance économique est la force de notre média mais aussi son seul modèle viable, dit-il. Au début des années 2000, il y a eu une utopie… Mais jusqu’ici, aucun webzine belge n’a jamais été suffisamment dominant pour mettre en place un modèle financier opérationnel. En quinze ans d’existence, nous avons obtenu un seul subside. En temps normal, nous finançons le site en organisant des concerts ou des blind-tests. Et puis, nous comptons sur des dons. Bien sûr, il existe d’autres sources de financement : les articles payants, le sponsoring, les produits dérivés, le crowdfunding ou la publicité. Mais nous n’en voulons pas. Et quand bien même… Pourquoi un investisseur irait-il placer de la pub sur un webzine dont l’audience tourne autour des 100.000 pages vues par mois, alors qu’il existe des “reels” qui font des millions de vues en quelques heures sur Insta. Désormais, pour monétiser son contenu, il convient de passer par l’image. Il faut être vidéaste et influenceur sur les réseaux sociaux. »
La question économique est également sur la table de La Vague Parallèle. Partagé entre la France et la Belgique, ce “collectif d’oreilles passionnées” met la musique alternative au centre d’une ligne éditoriale branchée émergence, féminisme et inclusivité. « Nous avons obtenu un subside de la Fédération Wallonie- Bruxelles et assuré la refonte du site grâce à l’intervention d’une structure qui aide les ASBL engagées », indique la corédactrice en chef, Caroline Bertolini. « À terme, toutefois, il faudrait que des solutions structurelles soient mises en place pour soutenir des ASBL comme la nôtre. Avec La Vague Parallèle, nous sommes sollicités non-stop par des salles, des festivals et d’autres structures subventionnées qui nous demandent de promouvoir leurs initiatives. Tous ces partenaires sont rémunérés pour leur travail dans la musique. Alors que chez nous, tout le monde est bénévole ! C’est frustrant… Nous avons déjà envisagé de faire des levées de fonds ou du crowdfunding. Nous avons aussi songé à la publicité. Mais ça va à l’encontre de notre désir d’indépendance. Nous préférons donc plaider en faveur d’un changement de paradigme. Il n’est pas normal qu’autant d’allocations soient versées aux structures qui composent l’industrie musicale pour, qu’en bout de course, celles-ci reviennent vers nous en nous demandant d’appuyer leur travail. »
Amateurs-professionnels
Chez La Vague Parallèle, il est aussi d’usage de boycotter le qualificatif “webzine”. « Ce terme a un côté péjoratif, juge Caroline Bertolini. Il traîne des clichés d’amateurisme. Même en tant que bénévoles, nous entendons effectuer notre travail aussi bien que d’autres journalistes. Pas question d’être vu comme un petit blog sur lequel “on s’amuse en écrivant de temps en temps”. Nous privilégions donc la dénomination “média”, en cherchant à dépasser le cadre du simple magazine sur le web. Pour ça, nous essayons d’apporter une plus-value, une touche super créative et des formats qui se distinguent des articles que l’on retrouve un peu partout. »
« Faire cette activité par amour de la musique, et pour le plaisir, ne nous exonère pas de faire les choses professionnellement, enchérit le rédacteur en chef de Goûte Mes Disques. Nous avons d’ailleurs tendance à nous présenter comme des “amateurs-professionnels”. »
Les Guignols de l’info
Reconnu pour ses chroniques argumentées, affûtées, parfois caustiques, voire mordantes, Goûte Mes disques s’est taillé une jolie réputation sur la toile. « Quand nous postons nos textes via les réseaux sociaux, certaines personnes les commentent. Il n’est pas rare de lire des remarques du genre “ce point de vue est vraiment subjectif…” Ça tombe bien, c’est le but ! Nous ne sommes pas là pour rédiger des pages Wikipédia mais pour cultiver l’art de la critique musicale. Nos chroniques sont lues sur des bases statistiques relativement stables. C’est rassurant. Mais il est clair que l’écrit est devenu une niche. Une niche qu’il faut préserver. Sinon on va se retrouver confronté à ce que j’appelle le “syndrome des Guignols de l’info”. À l’époque, tout le monde a déploré la disparition de l’émission. Mais plus personne ne la regardait vraiment… Les chroniques, c’est pareil. Il faut poursuivre l’effort, inciter les gens à les lire. Sinon, un jour, il n’y aura plus personne pour en écrire. Et là, ce sera un défilé de regrets et de lamentations. Lire, ça demande un effort. C’est devenu un truc fatigant. Mais je suis convaincu qu’il faut continuer à informer et à éduquer les gens. C’est ce que nous essayons de faire, à notre niveau. Avec un esprit critique et sans concession. Chez Goûte Mes Disques, on peut se le permettre. Parce que, sur ce site, personne n’a de compte à rendre à des actionnaires ou un investisseur. » Sans le sou, mais riche d’une indépendance qui vaut de l’or, le webzine perdure dans le paysage numérique grâce au temps consacré par des mélomanes en tous genres. « Les niveaux d’implication des chevilles ouvrières sont divers, constate Jeff Lemaire. Parce que tout le monde a une vie, une famille, parfois des enfants et quelques tracas. Le plus important là-dedans, c’est de réunir les gens autour d’une passion et d’une aventure humaine. Impossible de faire ça autrement qu’en ayant un intérêt réel à se voir, à partager du temps ensemble et parler de musique. Parce qu’au final, ce qu’on retire de ce site en ligne, c’est ça : des rencontres dans la vraie vie. » Tout simplement.