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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

L’omniprésence de l’alcool dans le secteur musical

Diane Theunissen

Dans l’industrie musicale, l’alcool coule à flots : que ce soit en tournée, avant les concerts ou lors de drinks pros, la plupart des professionnel·les du secteur consomment des boissons alcoolisées et ce, parfois à l’excès. D’où viennent ces automatismes de consommation ? Quel est l’impact de l’omniprésence de l’alcool sur la santé mentale des artistes et des personnes qui les entourent ? Comment les habitudes de consommation ont-elles évolué ces dernières années ? Quelles sont les initiatives mises en place pour parvenir à une consommation plus modérée, consciente et responsable ? Défis, réflexions et pistes d’évolution.

L’alcool : anti-stress, remontant et lubrifiant social

« Le truc avec l’alcool, c’est qu’au début, c’est libérateur : quand on est timide ou qu’on est moins habitué à jouer, on ressent plus de stress. Le stress bloque l’accès à la musique, le stress bloque l’accès à soi-même, le stress bloque l’accès à la technique. On se raidit, on n’est pas à l’aise. L’alcool nous permet de croire qu’on maîtrise mieux notre stress et qu’on va y arriver plus facilement, alors qu’en fait, il faut juste apprendre à bien respirer mais ça, on ne le sait pas », nous glisse Fabian Fiorini. Pianiste de formation, ce compositeur, musicien et professeur, évolue dans le milieu du jazz depuis une trentaine d’années. Un environnement dans lequel l’alcool est très présent : « Quand on est en tournée, on parle du “bonne nuit”, ce verre que l’on prend dans le lobby de l’hôtel après avoir fait le concert, la réception et le restaurant. Ensuite, il y a la bière de lit, celle que l’on boit dans sa chambre en regardant la télé ». Une consommation automatique et souvent excessive, que Fabian a décidé d’éradiquer il y a trois ans. « À un moment donné, je me suis rendu compte que je buvais tous les jours et je me suis dit “maintenant, ça suffit” », ajoute-t-il. « On joue un personnage à qui on va tendre un verre, qui va l’accepter, qui va raconter des blagues, être d’humeur joyeuse. Il y a ce côté entertainer. La musique, ça devient souvent une fête mais au niveau personnel, ça peut être très lourd à porter. Moi, mon corps ne suivait plus. »


Olivier Vanhalst, Botanique

Il y a dix ans, quand les artistes arrivaient au Botanique à 14h,
ils demandaient tout de suite où était le frigo
et à 16h, ils demandaient s’ils pouvaient avoir la bouteille de rhum
et la bouteille de whisky.
Maintenant, ils arrivent, ils demandent le code wifi… et c’est tout.

 

Du côté des professionnel·les de la musique aussi, l’alcool entre souvent en jeu : véritable lubrifiant social, il désinhibe et permet d’aller à la rencontre des autres tout en essayant de se faire une place au sein du secteur. « La musique, c’est un milieu où il y a énormément de compétition (…) Il y a une histoire qu’on aime se raconter qui est qu’il faut tirer jusqu’au bout de la nuit avec ses potentiels partenaires : on se drague, on boit des coups et c’est comme ça qu’on crée une fondation où l’on espère que le lendemain – ou dans les jours à venir –, il y ait des trucs qui se passent », nous glisse Joseph Meersseman, manageur de plusieurs artistes et fondateur de la structure Diligence Artist Management. Un constat que fait également Camille Loiseau, ancienne chargée de communication au sein du Vecteur et de L’Atelier 
210 : « Je pense que je n’aurais pas eu autant d’opportunités professionnelles – surtout au niveau du carnet d’adresses – si je n’avais pas bu d’alcool. J’en suis même sûre. Parce que je serais rentrée plus tôt, j’aurais moins été dans ce truc de confidence, de camaraderie, etc. Pour moi, à ce moment-là, c’était plus important d’évoluer dans ma carrière et de faire grandir mon carnet d’adresses que de faire attention à ma santé ». Un jeu d’appartenance que Joseph, sobre depuis 7 mois, retrouve au sein de son travail : « Il y a les gens qui sont “in” et ceux qui sont “out”, il y a ceux qui vont boire des coups et qui restent tard, et ceux qui rentrent plus tôt. Au MaMA Music & Convention, j’avais mon hôtel et clairement, je rentrais plus tôt que tout le monde. C’est juste humain : si tu n’es pas en train de t’envoyer tout le sucre qu’il y a dans une bière, tu ne tiens pas jusqu’à 4h ou 5h du matin », ajoute-t-il.

L’alcool au boulot, celui qui gomme les frontières entre vie personnelle et professionnelle

« Bosser dans la musique, ce n’est pas vraiment bosser » ; cette phrase, vous l’avez déjà toustes entendue au moins une fois. Pleine de bons sentiments, elle met en évidence la passion qui émane de ces jolis métiers, ces fameux “métiers-passions”. Des boulots sans horaires fixes, parfois précaires, qui, certes, procurent beaucoup de plaisir mais restent des emplois à part entière. Et se doivent d’être traités comme tels. « La musique, c’est un milieu qui rend les gens “addict”. Ces horaires de soirée qui sont combinés à des horaires de journée – parce que tu bosses la journée dans ton bureau et le soir tu enchaînes avec un concert –, ce sont quand même des gros shifts. Moi, je sais qu’il y a des moments où j’ai bu dans le contexte du travail parce que j’étais fatiguée et que je me suis dit “il faut que je tienne”. C’était notamment pour tenir le rythme que je buvais », déclare Camille.

Après deux ans à l’Atelier 210, Camille a décidé de quitter son travail. « J’ai démissionné pour diverses raisons mais aussi parce que le monde de la musique ne me faisait plus tellement de bien. C’était lié à plein de choses : au rythme – au fait qu’on bossait les soirs, les weekends –, au manque de limites entre la vie perso et la vie pro, et aux addictions. J’ai vraiment décidé de faire un changement de carrière aussi pour ça », confesse-t-elle. Dans un milieu où l’on travaille souvent de nuit, dans des conditions festives et débridées, l’alcool est, en effet, à portée de main. « Quand tu bosses dans une salle de concert, le bar est sur ton lieu de travail. Tu n’as même pas à passer la porte pour consommer de l’alcool », souligne-t-elle.

Cela dit, il y a des prises de conscience et de nouvelles dynamiques sont mises en place au sein du secteur. Au Botanique, par exemple, les équipes ne sont plus autorisées à boire pendant les heures de travail. « Il y a dix ans, il y avait toute une partie du personnel de soirée qui travaillait avec une bière, en salle. Jusqu’à ce qu’il y ait une réflexion au niveau de la direction qui s’est dit “dans quel milieu professionnel est-ce qu’un employé est autorisé à consommer de l’alcool pendant ses heures de travail ?”. À peu près aucun », explique Olivier Vanhalst, programmateur et co-responsable du département musique de la salle bruxelloise. « La consommation d’alcool, elle va de pair avec des horaires qui sont des horaires nocturnes, des journées de travail qui sont parfois très longues. Cela dit, à ce niveau-là aussi, pas mal de choses ont été recadrées », ajoute-t-il.

Un point de vue que partage Joseph : « Ça m’arrive très régulièrement de me dire que je ne suis pas à la hauteur dans mon boulot, explique-t-il. Le fait d’arrêter de boire m’a aidé à ménager ma voix intérieure et à ne plus me blâmer constamment. J’ai plus de lucidité. Avec l’alcool, on est toujours en train de compenser pour les quelques points de vie qu’on a en moins sur la journée et ça, c’est terriblement épuisant. Mais quand 17h arrivait, c’était reparti pour l’apéro, on était de retour sur le petit train et tout allait bien. C’est une drôle d’amnésie. Maintenant, j’ai moins envie d’aller boire des coups directement après le boulot. J’ai envie de manger avec mes enfants et si je dois être à 20h à une salle de concert, j’y serai. Ça cadenasse un peu plus le truc : j’arrive entre 20h et 20h30 et à 22h30 je suis de retour à la maison ». Certain·es ont donc pris conscience qu’ils se sentaient nettement mieux dans ces conditions-là, à pouvoir faire la part des choses, choisir les opportunités de travail et en laisser tomber d’autres.

Le drink pro, une appellation antinomique ?

« Pour moi, les apéros pros, c’est l’enfer sur terre. Je suis très introvertie, mal à l’aise en société, et comme en plus je n’ai pas le loisir de boire pour être bien à l’aise, je vis très mal ces moments-là. D’ailleurs, je les évite au maximum », confesse Maureen Vanden Berghe, manageuse au sein de Julia Camino Agency. Très intéressée par les questions de santé mentale dans le milieu musical, Maureen développe actuellement le projet Discare, en collaboration avec l’artiste Sïan Able. « Discare, c’est un projet qui a pour vocation de s’intéresser à toute la problématique globale de santé mentale dans les métiers de la musique. On a envie de voir quel est le dénominateur commun dans toutes les spécificités de nos métiers, avec tout un tas d’idées qu’on a déjà élaborées et beaucoup de ressources qu’on a lues sur ce qu’il se fait en France, en Angleterre et aux Pays-Bas. On en est au stade des réunions de concertation avec un panel représentatif des différents points de vue, les plus divers possibles sur les problématiques, les facteurs aggravants et notamment, l’alcool », explique Sïan Able. Selon l’artiste, l’alcool ne devrait pas faire partie des événements de networking. « Je pense que l’alcool nous enlève des compétences qu’on aurait dû muscler et développer au départ, autant du point de vue artiste que du point de vue accompagnant du secteur de la musique. L’alcool nous empêche de développer une forme de justesse dans les relations. Il n’y a jamais aucune relation qui est juste quand il y a de l’alcool impliqué. Tout est faussé. Je dis ça avec zéro jugement, j’ai fait des tournées entières où j’étais bourrée », souligne-t-elle.

Mélowoman invétérée, MC, DJ et consultante musicale, Wendy-Jasmine Henchich a elle aussi beaucoup réfléchi à la thématique de ces fameux apéros pros : « Il faudrait peut-être revoir la pertinence et l’efficacité d’un apéro pro. En termes d’horaire, ça coïncide avec le concert, mais au final, quelle est la plus-value ? », s’interroge-t-elle. « Pour moi, les drinks pros actuels, ce sont des afterworks. On n’est plus au travail. » Selon elle, il serait judicieux de créer des opportunités de réseautage en journée, avec des thématiques qui soient liées à nos domaines d’expertise. « On pourrait réfléchir à des “ice-breakers” qui soient dans ces lignées-là, et lancer des sujets anodins pour que les gens puissent se mettre à discuter », explique-t-elle. De nature extravertie, Wendy-Jasmine pense même à développer son propre concept de networking, qu’elle a baptisé “apelow”. « L’idée, ce serait de trouver des sponsors qui fournissent des boissons peu ou pas alcoolisées et de se dire qu’on y va vraiment pour se rencontrer », ajoute-t-elle. « Quand je suis à un apéro pro, j’essaye dans la mesure du possible d’être cette personne qui connecte les gens. C’est une responsabilité que je serais prête à prendre et que, j’espère, d’autres personnes plus à l’aise socialement pourraient également mettre en pratique avec cette conscience de se dire “je connais cette personne, je sais qu’elle est un peu timide, donc je vais aller vers elle pour la mettre à l’aise “. »

Remplacer l’excès par la modération et l’automatisme par la pleine conscience Wendy-Jasmine est formelle : en réduisant notre consommation d’alcool, on se responsabilise et on prend conscience de nos actes. « Ces derniers temps, j’entends de plus en plus de gens me dire “sur les trois soirs où je vais sortir cette semaine, je ne vais boire qu’un soir”. Ce genre de réflexion, ça te permet d’acquérir de nouveaux réflexes en terme de consommation et de vraiment boire de manière consciente, sans cet automatisme où, dès que tu t’assoies, tu commandes une bière », explique-t-elle.

Sex, drugs and rock’n’roll, un mythe qui s’effondre ?

« Il y a dix ans, quand les artistes arrivaient au Botanique à 14h, ils demandaient tout de suite où était le frigo et à 16h, ils demandaient s’ils pouvaient avoir la bouteille de rhum et la bouteille de whisky. Maintenant, ils arrivent, ils demandent le code wifi… et c’est tout », explique Olivier Vanhalst, le regard rieur. Une preuve que la société évolue, tout comme nos habitudes de consommation. « À la base, l’alcool c’était ultra rebelle et rock’n’roll. Maintenant, ce n’est plus le cas. J’ai une admiration sans bornes pour les gens qui ne boivent pas et restent dans ce milieu, méga focus. Ce sont eux, les vrais rebelles du truc. Quelle force il faut pour résister à cette pression sociale ! », ajoute Camille. Fabian partage son avis : « En jazz, il y a beaucoup de pianistes – Duke Ellington, Igor Stravinsky, etc. – qui étaient des fervents consommateurs. Il y a cette légende, ce mythe du grand créateur, mais ce sont des légendes très glamours qui vont avec toute une série d’abus et d’attitudes qui sont inconvenantes ».

Selon Sïan Able, cette prise de conscience n’est pas encore globalisée. « Elle va se faire par glissement. Il faut qu’on soit suffisamment nombreux et nombreuses pour que ça inverse la tendance », déclare l’artiste.

Normaliser la sobriété dans le milieu musical : une mission nécéssaire et importante

Ces dernières années, la systématisation de la consommation d’alcool en milieu festif a été remise en question par plusieurs organismes, comme Focking Sober, le collectif bruxellois qui a pris le pli d’organiser des soirées mêlant concerts, performances, expositions et DJ sets dans un cadre sobre, de non-consommation. « L’idée, c’est de pouvoir ramener une parole sur la sobriété dans le milieu de la pop culture (…) On a envie de déconstruire le fait que la sobriété, c’est ennuyant. On a envie de pouvoir rajouter un côté punk et dirty là-dedans », explique Victoria Jadot, l’une des fondatrices du projet. « Lors de la première édition au C12 l’année dernière, on espérait avoir 300 personnes. Quand on a vu qu’il y avait 700 personnes qui étaient venues, on était encore plus heureux et surpris de la nécessité des événements de ce style », ajoute-t-elle. Un concept novateur et essentiel qui a permis de semer une graine dans l’esprit collectif. « Ce qui est super intéressant, c’est que dès qu’on amène une nouvelle initiative, c’est toujours perçu comme quelque chose qui va a l’encontre d’autre chose. Alors que nous, on va “contre” nulle part. On veut juste créer un espace différent », souligne Victoria.

Au-delà des initiatives du secteur musical, l’impulsion vient également des brasseurs et producteurs de boissons, qui proposent de plus en plus d’alternatives sans alcool. « Je pense que le fait que ça vienne de ceux qui inondent les bars avec leurs boissons, c’est important », souligne Wendy-Jasmine. Mais le plus important encore, c’est de parvenir à un équilibre où chaque personne puisse respecter ses propres limites et celles des autres. C’est ainsi que pourra être créé un environnement de travail sain, où la consommation d’alcool n’influence plus autant les opportunités et les carrières professionnelles en général