Les superfans
Nouvelles vaches à lait de l’industrie musicale?
Comment trouver un modèle économique applicable sur internet ? C’est la question que se posent plateformes et majors du disque depuis une vingtaine d’années. En 2024, l’industrie musicale semble miser beaucoup sur les “superfans”. Mais kesako exactement ?
En septembre dernier, Deezer et Universal trouvaient un accord sur un nouveau modèle de rémunérations des artistes via le streaming. Concrètement, les artistes ayant plus de 500 auditeurs et 1.000 écoutes par mois seraient mieux rémunérés que les autres et l’écoute “active” compterait double d’un stream “passif”. Le maître-mot de ce modèle “artist centric” étant de valoriser “l’engagement” des fans.
« Une idée que je trouve intéressante », dit Sophian Fanen, observateur de l’industrie musicale pour Les Jours et également auteur d’un livre de référence, Boulevard du stream. « Depuis quelques années, les plateformes utilisent les algorithmes pour prendre l’auditeur par la main et lui proposer des choses à écouter. Et ça, fondamentalement, c’est le modèle de la radio. Et redonner de la valeur à l’écoute active me paraît une bonne chose. » Mais ce n’était que la première étape du plan d’Universal Music Group (UMG), la première des majors du disque qui pèse près de 30% du marché, pour encadrer la musique sur internet et en dégager des revenus. Dans une lettre à ses actionnaires, Lucian Grainge, le grand patron d’UMG, a détaillé « le prochain focus de notre stratégie », à savoir « agrandir le gâteau pour les artistes en renforçant la relation entre artistes et fans à travers les produits et expériences pour “superfans” ».
Superfan : le mot est lâché. Repris par le patron de Warner, la troisième major (20% de parts de marché) : « Nous devons développer nos produits et expériences entre artistes et superfans. Chacun veut une relation plus profonde. Or, c’est un terrain qui est sous-monétisé ».
Le superfan, nouvelle vache à lait de l’industrie musicale ?
Superfans, merch et VIP Experiences
Les fans hardcore ont toujours existé. Il suffit de revoir des images des concerts des Beatles ou d’apprécier la dévotion des fans d’Iron Maiden par exemple. Mais « internet a fait exploser ce phénomène », dit le sociologue Gabriel Segré, auteur de Fan de… Sociologie des nouveaux cultes contemporains.
Les réseaux sociaux offrent une relation (prétendument) directe entre les fans et leur idole. Chaque star a sa communauté de fans : les Swifties pour Taylor Swift, la BeyHive de Beyoncé, les Little Monsters de Lady Gaga… Les observateurs les appellent les Stans (du nom de la chanson d’Eminem), à savoir des superfans obsessionnels qui connaissent tout de la vie de leur idole et sont prêts à dépenser des fortunes pour se rapprocher d’elles, d’une manière ou d’une autre.
C’est ainsi qu’on a vu se développer le merchandising au début des années 2000 – un business qui dépasse largement la vente du classique t-shirt et est aujourd’hui une manne financière non négligeable pour tous les groupes et artistes – et les VIP Experiences, dans les années 2010 – à savoir un traitement particulier “offert” aux fans lors de concerts (de type “meet & greets”, goodies, assister au soundcheck du groupe, avoir des places au premier rang…).
L’offre VIP varie d’un groupe à l’autre et plusieurs packages sont souvent disponibles. Mais leur prix dépasse bien souvent les 1.000 euros… Ce qui ne rebute pourtant pas les superfans, bien au contraire. Comme l’exprimait si bien un fan de Metallica sur Reddit lors de la tournée Hardwire de 2017 : « WTF !? Tu peux jouer sur une de leurs guitares ?!! Je dépenserais 2.500 boules rien que pour ça ! ».
« Les fans, quand ils sont véritablement investis, ont tendance à développer le sentiment qu’ils ont contracté une dette à l’égard de leur idole, dit encore Gabriel Segré. Ils se sont construits en rapport à elle et se disent épanouis dans cet univers de fan, à tel point que payer des sommes importantes est aussi une façon de s’acquitter de leur dette ». Et cela, l’industrie musicale l’a bien compris.
Fan club sur plateforme
Maisons de disques comme plateformes cherchent à développer ce lien entre l’idole et ses superfans. Déjà, Spotify prévoit de lancer une nouvelle fonctionnalité intitulée “Superfan Club” sur son appli. Il s’agit “d’offrir” aux abonnés à ce club, des contenus et communications exclusives. En somme, il est question d’installer le fan club sur la plateforme. Évidemment, l’accès au club coûtera plus cher qu’un abonnement classique… Chacun y sortira gagnant, du moins du point de vue de l’industrie : les plateformes, les maisons de disques et les artistes y dégoteront de nouveaux revenus ; quant aux superfans, ils auront le sentiment de renforcer le lien avec leur idole et trouveront de quoi débourser toujours plus dans de nouveaux “produits exclusifs” ou à “édition limitée”…
Selon une étude de Goldman Sachs, il y aurait environ 20% de superfans potentiels sur les plateformes de streaming (UMG table même sur 30%). En considérant que l’accès au “Superfan Club” coûte deux fois le prix d’un abonnement classique, cela pourrait rapporter 4,2 milliards de dollars supplémentaires par an à l’industrie.
Gabiel Segré
Les fans, quand ils sont véritablement
investis, ont tendance à développer
le sentiment qu’ils ont contracté
une dette à l’égard de leur idole. »
Petits et grands
D’aucuns s’inquiètent de cette exploitation des fans à l’heure où les médias spécialisés disparaissent les uns après les autres – à l’image de Pitchfork, site musical de référence aux États-Unis et au-delà, qui est en passe de devenir une rubrique du magazine masculin GQ… Cette focalisation sur les fans ultra ne risque-t-elle pas de favoriser les pop stars et d’augmenter un peu plus l’écart qui se creuse entre “gros” et “petits” artistes ?
Pour les observateurs comme Lara Cohen de Linktree, service très prisé qui sert de page de destination pour tous les médias sociaux auxquels on est membre, il est certain que les musicien·nes ne peuvent plus se contenter d’être musicien·ne s’iels veulent percer. Iels doivent maîtriser leur communication sur les réseaux pour construire et “mériter” une fan base solide et fidèle. En somme, ils doivent devenir “leur propre petite entreprise”.
Alors que l’accord entre Deezer et Universal laissait imaginer un système “artist centric” qui valoriserait l’écoute active, bref, l’amour de la musique et le soutien aux “niches” musicales, la focalisation sur le superfan comme vache à lait rebat à nouveau les cartes. Le modèle entrepreneurial/communiquant qui est déjà dominant (sinon essentiel) aujourd’hui, a de beaux jours devant lui. Quant aux autres qui ne cherchent qu’à faire de la musique…
« Quelque part, être normal, ce n’est plus vraiment tolérable, nous disaient les Girls in Hawaii en novembre dernier alors qu’ils s’apprêtaient à fêter leurs vingt ans. Le groupe qui n’est pas doué en marketing parce que ce n’est pas sa sensibilité, il est quasiment forcé de s’y mettre. On a la chance d’être devenu un groupe repère, mais aujourd’hui, un groupe un peu timide qui fait de la musique mélancolique en regardant par terre, pour se faire remarquer, ça risque d’être compliqué ». Et ce n’est pas les superfans qui risquent d’y changer quoi que ce soit… Bien au contraire.