Reinel Bakole
Artiste totale
L’artiste pluridisciplinaire publie un premier album passionnant. Un long format plus expérimental et engagé que ses précédentes livraisons.
On la découvre pour la première fois sur scène il y a plusieurs années lors d’un petit événement organisé au bord du canal à Anderlecht. Malgré le lieu atypique et une audience clairsemée, Reinel Bakole sort le grand jeu, avec musiciens, chorégraphies et costumes. Peu importe les circonstances, l’artiste pluridisciplinaire parvient à installer un univers riche et singulier. Pour la Bruxelloise d’origine congolaise, ses concerts s’apparentent à des performances, à des expériences immersives.
Reinel Bakole
« Pour moi, tout ce que je fais est politique.
Je le suis déjà en tant que personne : femme, noire et queer.
Ma présence est politique. »
« J’ai de la chance de pouvoir jongler entre plusieurs disciplines, mais c’est aussi plus exigeant, assure-t-elle. Je dois puiser dans différentes sources d’énergie, c’est parfois épuisant, même si j’adore endosser les rôles de chorégraphe, directrice musicale, chanteuse et danseuse. »
Depuis, on a pu la voir à Bozar pour une carte blanche, à Couleur Café, au Printemps de Bourges et bientôt à Eurosonic. En février, elle sera à l’AB pour présenter Healing Exhaustion, qui navigue entre jazz, soul, électronique et expérimental. Après plusieurs EP, elle publie un premier disque brillant, dans lequel elle laisse transparaître son engagement, appelle à plus de justice et préconise de sortir de sa zone de confort.
Rencontre au coin du feu, dans son appartement à Schaerbeek.
Pour votre EP précédent, c’est un voyage au Congo qui vous a inspiré. Qu’est-ce qui vous a guidée cette fois-ci?
Reinel Bakole : Je suis fort inspirée par tout ce qui se passe autour de moi, par mon travail introspectif et mes expériences. Mais dans ce cas-ci, je sentais que ça allait au-delà de moi. Je voulais me poser et regarder où on en est en tant que société. J’ai écrit ces chansons il y a quelque temps et celles dans lesquelles j’évoque des conflits politiques et sociaux sont encore plus d’actualité aujourd’hui. Je voulais construire un message d’engagement. Je ne voulais pas qu’être dans l’observation, de soi ou de l’autre, mais aussi appeler à la mobilisation.
Comment avez-vous conçu ce disque, dans quel état d’esprit et quelles conditions?
Les deux dernières années, j’ai sorti deux projets. J’ai fait beaucoup de performances. J’ai emmagasiné de nombreuses expériences et émotions. À un moment, je dois vider tout ça. Cela passe par beaucoup d’écriture, par des dessins, des photos, des films… Je passe mon temps à créer des moodboards et à rassembler plein d’informations. Tout est très intuitif. Après cette première phase, je me demande quels sons mettre là-dessus, quelle direction musicale j’ai envie de prendre : est-ce que je veux un album expérimental ? Ou aller vers la soul ? Ou bien me rapprocher de l’électronique ? Grâce à différentes rencontres, j’ai pu aller chercher d’autres sonorités et inspirations.
Dans Red Soil, on entend des extraits d’un discours. D’où viennent-ils?
Les extraits proviennent d’une interview de bell hooks. Elle parle de la place donnée aux femmes trans dans cette société blanche et hétéro. Des personnes comme tout le monde, qui doivent encore malheureusement subir des discriminations. Comme toutes les personnes queer de couleur en général. Je voulais inclure ce thème de manière poétique. Je crois que l’activisme peut effrayer au premier abord, on se dit que c’est trop intense. J’essaie d’amener certaines luttes de manière plus douce et accessible. La musique est l’un des langages les plus universels. C’est une manière de planter des graines et de toucher les bonnes personnes. Pour moi, tout ce que je fais est politique. Je le suis déjà en tant que personne : en tant femme, noire et queer. Ma présence est politique. Ça allait de soi de parler de ça.
Votre EP précédent était accompagné d’un court-métrage. L’aspect visuel occupe une place importante dans vos projets. Ce sera encore le cas cette fois-ci?
It’s coming ! Cette fois-ci, j’avais vraiment envie de me concentrer sur la musique. Pour mes premiers EP, j’en étais vraiment à mes débuts, je voulais donc marquer le coup et montrer tout ce que je pouvais faire. Avec Healing Exhaustion, je voulais grandir musicalement et développer ma voix. C’est un challenge que je me suis donné. J’ai un état d’esprit assez académique à cause de la danse. Je devais suivre des cours, des entraînements. Tout était très rigoureux et studieux. Parfois, j’ai un peu du mal à juste expérimenter et m’amuser. J’essaie de plus le faire pour la musique mais je n’y arrive pas encore. Et c’est important pour moi de sentir une évolution par rapport à mes précédents projets.
On décrit souvent votre musique comme avant-gardiste. Vous vous retrouvez dans ce terme?
C’est beaucoup de pression ! Je pense qu’on me décrit moi, comme ça. Je crois que cela est dû à la manière dont j’amène mon art, qui est assez hybride. Quand je suis sur scène, ça doit marquer le public de voir une artiste qui danse et rassemble des mondes différents mais qui font tellement sens ensemble. Je comprends d’une certaine manière ce qu’ils veulent dire car c’est rare de voir ça sur scène. La jeune Reinel, elle cherche ça partout. Je crois que c’est pour ça que je le fais avec urgence et passion. Les deux rares shows où j’ai ressenti ça récemment, c’étaient ceux de Rosalia et Nathy Peluso. C’est rassurant, aussi, de voir ça car ça fait peur de prendre cette voie-là.
Vous avez l’impression d’aller à contre-courant?
Je me questionne souvent. Est-ce que les gens vont bien recevoir mon art ? Est-ce que je l’amène de la bonne manière ? Mais même si je doute, je fonce. Je crois que ça m’aide à innover. Je crois aussi que ça peut inspirer. Beaucoup d’artistes viennent saluer les risques que je prends. Je pense que tout artiste est responsable d’une mission particulière, chacun à son niveau. C’est un risque car j’ai renoncé à signer avec Sony en pop soul, à gagner de l’argent. Je suis en accord avec ce choix-là. Je construis ma propre famille, avec des gens qui croient en moi. Là, je viens de recevoir un appel d’une boîte de booking londonienne qui veut travailler avec moi. Je ne m’y attendais pas ! Je suis trop contente de pouvoir élargir mon réseau au fur et à mesure. Et de ne pas le faire de manière conventionnelle.