Quand l’actualité musicale se conjugue au passé recomposé
Ces derniers temps, les maisons de disques célèbrent activement les exploits d’autrefois. Les anciens albums de Girls in Hawaïï, de Ghinzu, de Telex, de Front 242 ou de Guy Cabay retrouvent ainsi des couleurs à la faveur de belles rééditions. Alimentée par la nostalgie et une demande croissante du public, la pratique entrouvre des perspectives et, au moins, une question: le futur de l’industrie musicale passe-t-il par le passé?
Fêter son anniversaire, souffler des bougies. Ce grand classique des fêtes de famille se transpose désormais dans les salles de concerts, où de nombreux artistes donnent rendez-vous à leurs fans pour célébrer un disque millésimé. Ghinzu, par exemple, retrouvera la scène de l’Ancienne Belgique en juin prochain à l’occasion des vingt ans de Blow, un troisième album largement plébiscité par le public à l’époque de sa sortie. Une petite commémoration qui, l’air de rien, a vite canalisé l’attention. À peine mis en vente, les billets des deux soirées annoncées à Bruxelles se sont volatilisés. À l’instar des dates à l’OM (Liège), à Den Atelier (Luxembourg) ou à l’Olympia de Paris, toutes remplies en quelques minutes montre en main. En moins de 48 heures, le groupe de John Stargasm a ainsi vendu près de 12.000 tickets de concert. Autant dire que cette tournée anniversaire est déjà un triomphe.
Girls in Hawaii
C’est dingue de rassembler autant de gens autour de notre premier disque.
Peu avant la nouvelle année, les gars de Girls in Hawaii campaient, eux aussi, à l’Ancienne Belgique pour y rejouer les morceaux de leur premier album studio. « Nous avons longuement hésité à fêter l’anniversaire de From Here To There, confie le chanteur Antoine Wielemans. Rejouer l’intégralité d’un disque sorti en 2003, ça peut donner l’impression que le groupe n’a plus d’énergie à investir dans un truc neuf et excitant… Cependant, nous avons accepté de le faire. Pour deux raisons. La première, c’est que l’idée ne venait pas de nous. Il s’agissait d’une proposition de l’Ancienne Belgique qui, via son cycle “REWIND”, invite régulièrement des artistes belges à réactiver un album clé de leur carrière. Avant nous, dEUS ou Channel Zero avaient accepté l’invitation. C’était donc un privilège de recevoir une telle sollicitation. L’autre raison qui nous a poussés à rejouer ce disque, c’est l’envie de retrouver Olivier Cornil, le photographe qui avait réalisé la pochette de From Here To There. Il avait aussi conçu la scénographie de notre première tournée avec des télés et de vieux écrans. À l’époque, l’idée était de dissimuler notre timidité derrière une solide proposition visuelle. Après mûre réflexion, nous avons évoqué la possibilité de reproduire cette mise en scène, typique de nos premiers concerts. »
Reste que l’initiative s’est soldée par un incroyable succès de foule : quatre prestations d’affilée, toutes jouées à guichets fermés. « Nous n’avions jamais rempli des salles aussi vite, révèle Lionel Vancauwenberghe, l’autre voix de la formation bruxelloise. C’est dingue de rassembler autant de gens autour de notre premier disque. D’ailleurs, si nous sortions un nouvel album aujourd’hui, ça n’aurait pas le même impact. Il nous serait certainement impossible de remplir autant de fois l’Ancienne Belgique. J’en suis convaincu. Là, nous avons touché un public qu’on ne parvient plus forcément à atteindre avec nos nouvelles productions. Et puis, je pense que la nostalgie est tendance. C’est rassurant de retrouver des chansons associées à de bons moments. Les gens ont envie de les revivre avec leurs vieux potes de l’époque. De ce point de vue, c’est sans doute plus évident de retrouver un groupe qu’on a aimé sur scène avec des titres qu’on connaît par cœur. »
Du streaming au vinyle
Chez Ghinzu comme chez les Girls in Hawaïï, le bain de foule va de pair avec des rééditions en vinyle. « Les anniversaires constituent un excellent prétexte pour activer cette option », souligne Damien Waselle, directeur de [PIAS] Belgique, la maison de disques à l’origine de ces retours sur microsillons. « Surtout quand les albums n’ont jamais existé en vinyle. C’est le cas de Ghinzu. Les trois disques du groupe sont sortis à l’ère du CD. À l’époque, les gens n’avaient pas de platine à la maison… »
Du côté de Caroline Music, disquaire emblématique du centre-ville bruxellois, toutes ces rééditions ont du bon. Un peu plus de 20 % du chiffre d’affaires annuel de l’enseigne tient en effet à ce segment. « Et là, nous parlons d’un magasin qui est surtout connu pour son positionnement sur la nouveauté », précise Damien Waselle. « Aujourd’hui, c’est une évidence : il existe une demande importante pour la réédition et les trésors exhumés du passé. »
Mais comment expliquer cette improbable résurgence dans l’actualité ? Le patron de [PIAS] Belgique a sa petite idée : « Durant le confinement, le streaming s’est invité dans de nombreux foyers. Il était déjà là avant, bien sûr, mais il s’est encore renforcé durant cette période. Les gens avaient accès à toutes les musiques sur les plateformes. Toutefois, ils ont eu tendance à écouter des valeurs sûres, d’anciens albums. Et, d’un coup, le back catalogue des maisons de disques a connu une véritable renaissance. Cette tendance a conduit de nouveaux publics, les jeunes notamment, à découvrir des vieux trucs. Parallèlement à ce phénomène, il y a un retour en force du vinyle. Depuis quelques années, les mélomanes reviennent à l’objet physique via ce format. Avec le succès de la série Stranger Things, par exemple, tout le monde s’est mis à (ré)écouter Running Up That Hill de Kate Bush. » Dans la foulée, l’album Hounds Of Love a été réédité en vinyle, dans toutes les couleurs imaginables. Gros carton à la clé.
Calendrier des anniversaires
Depuis l’apparition du microsillon jusqu’à l’effondrement du CD, l’industrie musicale a toujours cherché à anticiper les modes et les tendances. L’obsession pour la nouveauté était ainsi le moteur de nombreuses maisons de disques : l’avenir appartenait à celles qui mettaient la main sur le nouvel Elvis Presley, les prochains Beatles, l’héritier de Michael Jackson ou la relève de Madonna.
Longtemps obsessionnelle, cette course à la nouveauté est aujourd’hui ralentie par une vague de nostalgie et un goût pour la réédition. « C’est vrai qu’il y a une vingtaine d’années, les labels se souciaient très peu de leur back catalogue, approuve Damien Waselle.
Il s’agissait plutôt d’une forme d’archivage. Aujourd’hui, il en va autrement. La plupart des structures disposent même d’une équipe spécialement dédiée au marché de la réédition. » Une information qui explique notamment les excellents bilans de santé des majors. « Des sociétés comme Sony, Warner et Universal ont réalisé qu’elles étaient assises sur une mine d’or. » Ces trois entreprises internationales détiennent en effet les masters d’innombrables œuvres mythiques et d’un bon paquet de best-sellers. « Pour ces grandes maisons de disques, la réédition, c’est tout bénéfice. Parce qu’il suffit de represser des albums qui, dans les faits, sont amortis depuis belle lurette.
Il n’est plus question de puiser dans la caisse “investissement et développement”. Il faut simplement dupliquer une œuvre du passé. »
Damien Waselle [PIAS]
Nous sommes bien conscients que tout le monde ne rachète pas
un exemplaire d’un disque sorti il y a vingt, trente ou quarante ans.
Désormais, le label [PIAS] se montre, lui aussi, actif sur ce marché en pleine expansion. « Pour les rééditions de Ghinzu, par exemple, nous avons refait des masterings dédiés au format vinyle. Ensuite, les coûts impliquaient uniquement la fabrication de l’objet. » Pour fêter son propre anniversaire, l’enseigne belge a également inauguré une série baptisée “[PIAS] 40”. « Nous en avons profité pour fouiller dans notre catalogue afin de ressortir des albums essentiels ou des trésors cachés sous un visuel spécifique. Cette redécouverte de notre back catalogue passait par une volonté de rééditer les choses convenablement, avec un bon pressage et un chouette packaging. » L’année dernière, le label [PIAS] a notamment ressuscité les premiers albums de Front 242 mais aussi des morceaux de à;GRUMH…, une formation phare du mouvement EBM (Electronic Body Music), active à Charleroi entre 1981 et 1991. « Vu l’engouement rencontré par les rééditions, nous tenons désormais un calendrier des anniversaires. Quand nous voyons que tel album fête ses vingt ans l’année prochaine ou qu’un autre est sorti en 1995, nous envisageons forcément la possibilité de le ressortir. Cela est d’autant plus pertinent quand l’artiste en question est toujours en activité, ouvert à l’idée de partir en tournée et d’éventuellement jouer quelques concerts “anniversaire”. C’est là que les fans sont les plus sensibles à l’objet réédité. »
Une forme de reconnaissance
Partis sur les routes pour fêter les vingt ans de From Here To There, les Girls in Hawaii sont ainsi remontés aux origines de leur succès. « Ce premier album diffuse des émotions que nous sommes désormais incapables de reproduire, assure Lionel Vancauwenberghe. Il enferme la candeur de nos débuts. À bien des égards, ses points forts sont aussi ses principaux défauts. Il s’agit d’un disque bricolé, que nous avons mixé, un peu à l’arrache, par nos propres moyens. C’est un carnet de bord de l’époque : il vient capturer le son d’une période. Quand nous l’avons enregistré, notre seule ambition, c’était de jouer un concert à la Rotonde, au Botanique. Ce qui est arrivé par la suite était au-delà de nos attentes. Nous avons rencontré un large public en Belgique, mais aussi dans les pays européens. Nous avons joué dans des festivals comme Rock Werchter, Benicàssim ou Les Eurockéennes. Après le succès remporté par dEUS à l’étranger, la presse internationale a suivi avec intérêt l’actualité de la scène pop-rock en Belgique. » L’histoire de Girls in Hawaii s’inscrit assurément dans cette lignée. « En France, notamment, les médias vantaient la créativité venue du plat pays. Nous avons eu la chance d’émerger durant cette période, d’enregistrer un premier album qui nous a donné l’opportunité de voyager dans le monde entier. Un disque avec lequel nous avons signé un deal aux États-Unis mais aussi au Japon ! »
L’enthousiasme suscité par la réédition de From Here To There, ainsi que l’incroyable série de concerts qui s’en est suivie, constitue un bel indice de confiance pour les Girls in Hawaii. De là à se repositionner artistiquement ? « Si on sortait un album comme celui-là en 2024, ça n’intéresserait personne, tranche Antoine Wielemans. Les gens sont juste nostalgiques d’une période. C’est un phénomène que je peux comprendre. À titre personnel, j’adore découvrir de nouveaux morceaux. Mais ça ne m’empêche pas de réécouter le Kid A de Radiohead ou de revenir à l’album In Utero de Nirvana qui, pour moi, reste l’un des meilleurs disques du monde. Partant de là, je ne suis pas dérangé par la nostalgie que les gens nourrissent à notre égard. Je la prends plutôt comme une forme de reconnaissance. »
Tirages limités
L’emballement populaire (r)éveillé par ce vingtième anniversaire apporte néanmoins matière à réflexion. « Parfois, il m’arrive de penser que tout était plus simple avant, que les chansons arrivaient beaucoup plus facilement, poursuit le chanteur de Girls in Hawaii. Mais c’est une illusion d’optique, une vision déformée par le poids des années. C’est que l’esprit a tendance à magnifier certains épisodes du passé. Le processus de création est un phénomène étrange, proche de l’addiction. J’imagine que c’est comme prendre de l’héroïne. La première fois, ça doit être une expérience incroyable. Puis, à force d’y retourner, on court derrière un sentiment magique sans jamais parvenir à retrouver l’euphorie des débuts… La composition reste une quête étrange. Quand ça fonctionne, c’est une source de contentement indescriptible. Mais le chemin pour y arriver est souvent douloureux. Ça, c’est l’envers du décor de l’écriture et de la création. »
Après cette tournée commémorative, les Girls in Hawaii s’apprêtent à reprendre la direction du local de répétition avec un objectif en ligne de mire : enregistrer un cinquième album. « Pas question de sortir un disque pour justifier quelques concerts et exister aux yeux du public. Si nous n’éprouvons aucune excitation au contact des nouveaux morceaux, ils resteront dans les tiroirs, annonce Lionel Vancauwenberghe. Depuis nos débuts, les modes de consommation ont changé. En 2024, les gens écoutent des playlists, quelques morceaux isolés. Pour notre part, nous sortons encore des albums d’une cinquantaine de minutes. L’idée, c’est de raconter une histoire, de proposer un voyage sonore. Nous perpétuons cette méthode de travail, à contre-courant des tendances et des modes de consommation numériques. Il ne faut pas y voir une attitude réactionnaire. C’est juste une question d’authenticité. Nous ne chercherons jamais à évoluer dans une sphère créative qui ne nous correspond pas. »
De son côté, le directeur de [PIAS] Belgique rappelle que le marché de la réédition « ne va pas à l’encontre de la création. Nous sommes bien conscients que tout le monde ne rachète pas un exemplaire d’un disque sorti il y a vingt, trente ou quarante ans. C’est la raison pour laquelle nous nous orientons plutôt vers des tirages limités. Là, par exemple, nous avons réédité le premier album de Girls in Hawaii à 2.000 exemplaires. Mais si le groupe revient avec un nouvel album, on partirait plutôt sur une production de 6.000 exemplaires. » Malgré la montée en puissance du passé, le futur conserve donc une bonne longueur d’avance. De quoi se tourner vers l’avenir sans appréhension… mais avec une légère pointe de nostalgie.