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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Que reste-t-il du rap “à l’ancienne”?

Didier Stiers

En 2023, si vous ne l’avez pas déjà lu ailleurs, on a fêté les 50 ans de la culture hip-hop. Aux États-Unis en tout cas. Il a en effet fallu un petit moment pour que cet art de vivre percole de l’autre côté de l’Atlantique. En Fédération Wallonie-Bruxelles, si elle n’a forcément pas encore célébré son demi-siècle, elle affiche pourtant déjà quelques riches décennies au compteur. Dont une en particulier. On s’y attarde.

Magazine belge Rock This Town – Novembre 1990

FACE A

Les pionniers

Novembre 1990… En une du magazine Rock This Town, on découvre une photo d’une bande de gamins regardant vers le ciel. Sauf un d’entre eux : celui-là, Sally, alias Défi-J, casquette à l’envers sur le crâne, lorgne vers le photographe, une main sur le menton. Sous ce portrait de groupe, un grand titre : Rap attitude. Et deux lignes de sous-titre : « À l’ombre du Mannekenpeace, la génération rap convoite les années 90. En français dans le texte ». C’était il y a 33 ans et, en s’intéressant aux petits gars de BRC, pour Brussels Rap Convention, la bande en question, c’était probablement aussi une des premières fois où un magazine culturel de ce côté-ci de notre frontière linguistique se penchait d’un peu plus près sur ce qui était alors certes perçu comme un phénomène. Un phénomène pour d’aucuns probablement pas appelé à se perpétuer dans le temps.

Sauf que… La culture hip-hop, dont le rap est une des disciplines et un des piliers, a depuis fêté son demi-siècle d’existence. À l’époque de cette couverture et de l’article signé alors par Philippe Cornet, elle imprégnait déjà les ghettos afro-américains depuis une quinzaine d’années. En Belgique, elle commencera par inspirer des danseurs et des graffeurs avant, tout doucement, de s’immiscer dans les oreilles. Avec le trio Benny B et Vous êtes fous ! en mai 90, pour sa variante la plus commerciale. Et avec ces “kets” de BRC pour le côté plus “roots”. Ces derniers sortent alors un album, tout simplement intitulé Volume I. Un album qui s’avérera être le premier de l’histoire de rap francophone, excusez du peu.

La culture hip-hop a considérablement évolué depuis les premiers mixes du surnommé Kool Herc, le 11 août 1973 au 1520 Sedgwick Avenue dans le Bronx. À propos et en passant : pourquoi lui et pourquoi là ? Parce que – on résume – lors de cette “Back to school jam”, Clive Campbell, de son vrai nom, y a étiré les breaks de batterie des titres qu’il mixait, en utilisant le même disque sur chacune de ses deux platines et en laissant ainsi le temps aux danseurs de s’exprimer. D’après la légende, un de ses camarades, Coke La Rock, s’est alors mis à tchatcher sur certains morceaux, devenant du coup le premier MC de cette culture alors en gestation. On vous conseille de visionner la mini-série Le monde de demain, diffusée l’an dernier sur Arte, pour avoir une bonne idée de ce à quoi ces prémices pouvaient bien ressembler en version européenne. Du moins française.

Aujourd’hui, en France comme en Belgique (ou ailleurs), on ne compte plus les graffeurs qui s’exposent en galeries et dans les musées ou encore qui œuvrent officiellement à l’initiative de telle ou telle ville. Quant au break, il a su séduire ici et là des chorégraphes et des metteurs en scène plus “classiques”. Le rap a lui aussi clairement pris le dessus. De manière générale, il ne ressemble plus à ce qu’on pouvait entendre à l’origine mais il constitue en termes de ventes, comme d’écoute, ce qu’on a appelé la “nouvelle pop”. Il a permis à l’un ou l’autre de se faire un nom… voire une fortune.

La décennie culte

En 2017, sous l’intitulé Yo !, le hip-hop made in Bruxelles s’exposait à Bozar. Son histoire est alors écrite et mont(r)ée en chapitres. D’abord les premières fulgurances dans les années 80, avec Benny B et BRC – comme mentionné ci-dessus -, puis le rap plus revendicatif de la décennie suivante avec des “grandes gueules” telles que les gars de CNN, De Puta Madre et Starflam. Ensuite la professionnalisation et la commercialisation de cette scène dans les années 2000 et enfin l’apparition de ceux qui seront des “stars” (de diverses envergures) au fil des années 2010, les Damso, Hamza et autre Roméo Elvis.

L’histoire est loin d’être finie mais on peut déjà être certain que les années 90 auront droit à quelques belles lignes. Tout comme les Bruxellois de De Puta Madre, soit Sozyone, Smimooz Exel, Rayer, déjà repéré du côté de BRC, et le gantois DJ Grazzhoppa, grâce entre autres à Une ball dans la tête, leur album polyglotte devenu culte. Les uns comme les autres poursuivent aujourd’hui chacun de leur côté. Pablo “Sozy” Gonzalez dans la peinture, avec succès : voyez son Homme de la Meuse à Liège, quai de la Boverie. Ou Uman (Manu Istace pour l’état civil), qui fut un temps à leurs côtés et qui a pris la tangente reggae/dancehall (et aussi un peu chanson française).

Ces nineties, où rap et graff sont encore indissociables, sont pareillement celles de crews comme 9mm ou Souterrain Production avec “Tonton” Arabi Aroug. Celles du collectif CNN/Vils Scélérats. Celles de compiles qui comptent encore (Calmage ou Phat unda compil).
Du festival Lez-Arts Hip-Hop. Des danseurs de Namur Break Sensation ou encore de Starflam, né du collectif H-Posse puis des Malfrats Linguistiques. Et d’Onde De Choc, avec Pitcho qui a repris du service ces jours-ci en quittant momentanément la scène théâtrale : il sera le 16 décembre à l’Ancienne Belgique pour revisiter Regarde comment, son album sorti voilà 20 ans !

En un mot comme en cent, cette décennie est tellement marquante qu’elle fait même l’objet de quelques pages spécifiques dans un prochain bouquin tout droit sorti de la plume des connaisseurs de l’ABCDRduson. Dans 1990-1999 : Une décennie de rap français (à paraître le 15 novembre chez Marabout), les chroniqueurs de l’Hexagone, sous la supervision/consultance noire-jaune-rouge du collectif Melodiggerz, y évoquent justement les principales compilations “belges” (Brussels Rap Convention, Fidèles au vinyl, Phat unda compil et Calmage). « Le focus est mis sur ces quatre compilations, précise Sonny Mariano pour Melodiggerz. Ensuite, ils évoquent dans un texte les sorties belges francophones principales : Une ball dans la tête et TechnicStonic de De Puta Madre, Le rap appartient à ceux qui y pensent de Défi-J & The Def Rock Posse, De la rue à la scène de Rival, et Starflam. Ce n’est pas exhaustif mais ce sont les grosses références des années 90. »

FACE B

Transmission

Oui, quantité d’anciens sont encore actifs aujourd’hui ! Ils perpétuent au minimum l’esprit du hip-hop dans ce qui est devenu à bien des égards une industrie. Philippe Fourmarier par exemple, alias Phil One, alias Fourmi dans BRC : l’ex-breakeur, qui a mené le chapitre belge de la Zulu Nation, a rejoint Thomas Duprel, alias Akro de Starflam, au sein de Tarmac (le média digital de la RTBF dédié au hip-hop et à la culture urbaine) en tant que “responsable événement et partenariat”. DJ Sonar, du H-Posse, mixe plus que jamais. Kaer, de Starflam, fait oeuvre utile de coach scénique, tandis que Baloji, de Starflam également, est devenu réalisateur. Sa dernière réalisation, le long-métrage Augure, sortira sur nos écrans ce 15 novembre et il est présélectionné pour représenter la Belgique aux Oscars !

Chez CNN aussi, on continue à défendre la cause. Manza se multiplie sur scène, tandis qu’on retrouve Ramone et Rival comme parties prenantes, de près ou de loin, à quantité d’événements (La Belle Hip-Hop, Hip Hope, le Châlet Hip-Hop aux Plaisirs d’Hiver…). Tous deux viennent de vivre quelques mois bien chargés, entre finalisation d’un nouvel album (Indélébile 19.9), retour sur scène (c’était le 19 septembre dernier au Botanique) et inauguration de leur Hip Hop School dans une synagogue désacralisée du côté de la rue de Brabant. « Avec CNN, ça fait un moment qu’on organise des ateliers à gauche et à droite, raconte Rival. Et la colonne vertébrale de ces ateliers, c’est la transmission des belles valeurs de la culture hip-hop. » En résumé : “Peace, love, unity and having fun”, pour reprendre le leitmotiv d’Afrika Bambaataa et de sa Zulu Nation. « On se doit de les retransmettre, parce qu’on sait comment elles nous ont protégés et permis de nous tirer d’affaire de pas mal de trucs. C’est surtout ça qu’on diffuse à travers les disciplines enseignées à la Hip-Hop School : des valeurs. » Une école hip-hop, pour venir en renfort des réseaux d’enseignement autorisés ? Pourquoi pas, après tout !
« Ce projet, c’est un peu comme l’aboutissement d’une vie. Je ne dirais pas une vie de sacrifices pour cette culture, mais c’est un accomplissement. Voilà, pour les 50 ans du hip-hop, on dépose des cadeaux sur la table et, nous, on dépose la Hip-Hop School. Avec tout le taf qu’on fait depuis toujours en mode fédérateur, c’est une chouette continuité, dans la foulée de projets comme celui du Manneken Pis qui porte un costume hip-hop (rebaptisé Manneken Peace, la une de Rock This Town était prémonitoire, – ndlr) ou d’autres, qui sont représentatifs pour tous. »

C’était mieux avant?

Rival et Ramone parlent du hip-hop comme d’une culture “bâtarde”, qui s’inspire de tous les courants : « L’approche du Sénégalais n’est pas forcément la même que celle du gars que tu vas avoir au Maroc, au Pérou ou au Guatemala. Il y a une petite touche qui se nourrit à chaque fois des souches du pays d’origine. C’est ça qui est génial ! ».

« Que serait leur combat sans nos vécus », entend-on dans Le coeur de leur musique, extrait de ce nouvel album de CNN. Et plus loin : « Le coeur de leur musique bat au rythme de nos instrus ». Les anciens doivent-ils de temps en temps rappeler aux “kets” qu’ils leur doivent quelques petites choses ? Ce n’est pas exactement ça, explique Rival. « Tu ne peux pas éternellement passer ton temps
à reprocher à des gamins de ne pas savoir qui tu es ! Tu ne viens pas dans le hip-hop après avoir suivi des cours sur son histoire. Cette histoire est déjà tellement touffue. Tu peux être un pionnier du graff et ne pas connaître untel qui est danseur ou rappeur. Tu ne peux pas lui dire que toi, tu as ouvert telle porte alors que lui est passé par la fenêtre, pas par la porte qui était ouverte. À un moment, il faut juste continuer à faire ce qu’on fait parce qu’avant tout, c’est notre passion. On est entiers. Je ne me suis pas levé un matin pour aller faire du tag ou du rap en me disant que j’allais ouvrir des portes pour une génération qui arriverait vingt ans après. Non, j’étais là, j’étais passionné, j’étais un gamin. »

Le point commun, alors ? Se dépatouiller de « choses compliquées », assurément. « Les gamins d’aujourd’hui vivent aussi une époque difficile, reprennent Rival et Ramone. Oui, il suffit d’acheter un PC ou d’avoir un téléphone pour balancer des trucs mais tu te trouves au milieu d’une nuée de gens qui font la même chose que toi, d’une demande qui est noyée sous l’offre. Alors comment vas-tu faire ? Les choses évoluent, les problèmes aussi, et à un moment, ils doivent trouver d’autres solutions pour pallier d’autres problèmes. Alors, dans Le cœur de leur musique, oui, on rappelle qu’on est toujours là et que “le cœur de ta musique bat aussi sur des rythmes qui étaient là avant”, mais sans pour autant vouloir dire que “hé, les gars, on est là”, “ne nous oubliez pas” ou que “c’est grâce à nous !” »

En 2023, et bientôt 24, l’état d’esprit serait différent de celui de 1990 ? Quand on lui pose la question, Rival répond « réseaux sociaux » ! Et constate l’impact violent qu’ils peuvent avoir sur l’ego. « On a l’impression que les artistes font constamment des posts, des vidéos, des bazars… Quand je parle avec des potes, on se dit parfois : “Mais gars, tu postes tout ce que tu fais ! Tu vas aussi poster quand tu chies ?”. Il y a un moment où ça devient malsain. Tu alimentes le voyeurisme ! » Chez CNN, on fait confiance à son instinct : « Oui, je suis avec mes gars, oui je traîne toujours avec les mêmes, mais la photo, elle a un sens parce qu’il y a un message derrière. Tu essaies d’amener du contenu. Aujourd’hui, on est vraiment noyé sous l’offre. Parfois, ça me fait penser à ces hôtels “all in” : tu vois plein d’assiettes qui défilent et qui repartent vers la poubelle parce que les gens les ont bourrées de trucs. Moi, je prends mon assiette, je mets un peu de ceci ou ça, je goûte, je me dis que c’est cool et je me sers. Mais on est dans la surconsommation et on ne respecte même plus les choses qui sont faites. C’est surtout ça qui a beaucoup changé : trop d’offres par rapport à la demande, avec en plus cet effet des réseaux sociaux. C’est quand même fou comment sont les gens maintenant, parfois, tu as l’impression qu’ils se sont mis en vitrine ! ».

Faut-il pour autant désespérer de la jeune génération, après ces trois ou quatre décennies de culture hip-hop par chez nous ? N’y a-t-il qu’à constater le fossé qui s’est creusé ? Rival entend bien se servir de la Hip-Hop School pour réduire sa largeur à, comme il dit, un poil de tignasse. « Ce qui est notable, c’est que dans la jeune génération, on commence à s’ouvrir de plus en plus à ce côté “à l’ancienne”. Il y a de la technicité, du contenu et de la recherche dans certaines choses qu’ils écoutent mais ils sont quand même aussi saoulés de tout le temps entendre de la chansonnette autotunée. » Que faire alors ? « Ici (à la Hip-Hop School donc, – ndlr), on va par exemple reprendre notre émission radio (feu le Bumrush Show sur Bruzz, – ndlr). Ça se fera à l’étage, on va faire venir un max de jeunes et de moins jeunes et on va faire des cyphers ensemble. Ce qui veut dire : micro au milieu, en live pour l’émission, chacun à son tour balance son 16 mesures, un dj, et puis on poste ça en audio et en vidéo sur le Net. Tu donnes comme ça du contenu aux gens, tu fais découvrir des artistes, et le soir où ils sont tous là, c’est networking et réseautage. »

Ramone et Rival savent que ça peut marcher. Que ça va marcher : « On l’a déjà vu quand ce n’était pas encore ouvert au public et qu’on était en train de graffer. Un jeune qui graffe en bas, un ancien en haut, et ils se croisent. On a offert “le gîte et le couvert” : on faisait des grillades de merguez, Ramone faisait le thé, et tout le monde était là, content, à partager. À se rencontrer, à se prendre en selfie…
Et nous, on se dit qu’enfin, on a un lieu où on peut aller en sachant que c’est hip-hop, pas parce que c’est jeudi ou vendredi. Et donc oui, on va vraiment travailler à réduire le fossé. Ça permettra au passage des trucs un peu fous, des croisements, des rencontres entre groupes.
Je pense que ça va donner de chouettes projets ! »
Comme on le disait : les “anciens” n’ont pas fini de bosser !

Quelques infos
L’Ancienne Belgique fête les 50 ans du hip-hop le temps d’un programme fort étoffé. Avec notamment Peet, Geeeko, Scylla, Swing…
Infos :
www.abconcerts.be

- À Flagey, le Kinograph fait de même mais sur grand écran, avec une sélection de films célébrant ce demi-siècle. Une nouvelle sortie chaque mercredi, avec présentation spécifique.
- La culture hip-hop chez nous par ses premiers témoins, c’est le concept initié par DJ Sonar avec Raw (Bad Station). Voyez sur YouTube, à la découverte des « piliers de ce mouvement, en mettant en avant ses fondateurs ainsi que tous ceux qui font avancer le game depuis le début. Histoire, parcours, anecdotes, projets en cours, que sont-ils devenus depuis ? On vous montre tout ! »


De Puta Madre
Une ball dans la tête
(1995)

CNN199
Indélébile 19.9
(2023)