Travailler avec un label?
Mais... pourquoi (pas)!?
Ces dernières années, de plus en plus d’artistes évoluent de façon indépendante, sans label pour les accompagner dans le développement de leur carrière musicale. Quelles sont les raisons d’une telle tendance? Comment les artistes indépendant·es s’adaptent-iels à cette situation? Le rôle des labels est-il toujours aussi pertinent qu’avant? Si oui, quels sont les avantages de signer avec une maison de disques?
L’auto-entreprenariat musical, conséquence d’une saturation des labels ?
« Je ne pense pas qu’il y ait moins d’artistes qui passent par des labels. Je pense que les labels signent toujours autant. C’est juste qu’il y a plein d’autres artistes qui, ne trouvant pas de label, se débrouillent tout seuls », nous confie Damien Waselle, directeur de [PIAS] Belgique (le label fête par ailleurs ses 30 ans en 2023). C’est le cas de Thomas Van Cottom, qui, en 2020, lançait son projet “cabane” avec un premier disque hybride, niché entre pop grandiose et folk lunaire. Une musique alternative et chaleureuse qu’il a toujours préféré faire de son côté, en toute indépendance. « Ce sont des métiers totalement différents que de faire un disque, jusqu’au bout, de l’enregistrer, de le produire et de le sortir. Ça demande des compétences totalement différentes, explique Thomas. Quand j’ai terminé mon disque, je me suis rendu compte que je ne trouvais personne qui avait toutes ces compétences et qui accepterait de m’accompagner dans ce projet-là. »
Juliette Demanet - Luik music
Le travail, il est toujours fait par quelqu’un,
que ce soit le label ou le groupe en autoprod.
Thomas évolue au sein de l’industrie musicale depuis plus de trente ans. Grâce à ses différentes expériences professionnelles – en tant que musicien, producteur, coach ou encore tourneur – il a appris énormément et s’est concocté un carnet d’adresses d’une valeur inestimable. « J’ai 50 ans, ça fait 30 ans que je crée mon réseau. Si je veux appeler quelqu’un en Belgique, que ce soit dans une salle de concert ou dans un label, j’ai le numéro de téléphone », explique-t-il.
Si Thomas a décidé de se lancer sans label, c’est pour plusieurs raisons : « Le souci majeur, c’est que je n’ai pas été en contact avec des labels qui avaient d’autres réseaux que le mien. Les seuls labels avec lesquels je pouvais travailler, c’était des labels qui étaient de ma région, de mon pays et donc, fondamentalement, qui avaient les mêmes réseaux que moi ». Cela dit, il n’est pas fermé sur la question. Conscient des bienfaits du travail collectif, il ajoute : « Je n’aurais pas de souci à signer avec un label qui a un réseau que je n’ai pas ou une force de travail que je ne peux pas développer moi-même ». Afin de naviguer sereinement entre création et auto-entreprenariat, l’artiste met en place des systèmes concrets. Son secret ? L’organisation. « Ce que je fais, c’est que je considère qu’il y a deux économies qui sont complètement différentes (…) Il faut vraiment différencier l’envie de l’artiste et les contingences d’une production. En général, quand mon album est fini, il sort un an après. Cela me permet de faire un rétroplanning, de tout prévoir à temps, d’essayer de trouver des partenaires, sans stress. » Un professionnalisme qui demande une prise de recul constante : « C’est assez compliqué à vivre, tout ça, en tant qu’artiste : quand tu finis un album, la première chose que tu as envie de faire, c’est de t’en débarrasser pour pouvoir passer à autre chose. Mais en tant que producteur, il faut trouver le bon moment, créer le momentum. »
L’importance d’être bien entouré·e
« Le travail, il est toujours fait par quelqu’un : que ce soit le label ou le groupe en autoprod », déclare Juliette Demanet. Label manageuse au sein de Luik Music, Juliette travaille essentiellement avec des artistes émergent·es. Selon elle, il est indispensable pour les artistes en développement de passer par la case “label” afin de se professionnaliser : « C’est assez difficile d’avoir la compréhension du secteur et des différents agendas ou de la coordination du projet quand on est dans le projet, déclare-t-elle. Pour un artiste aujourd’hui, il est beaucoup plus facile de s’autoproduire et de s’autodistribuer mais ce n’est pas pour ça que ça va fonctionner. On n’a pas accès au même réseau, en tant qu’artiste ».
ML
Le label, il te permet de vivre des expériences
que tu ne vivras peut-être qu’une seule fois dans ta vie.
Juliette est formelle : même si son rôle a évolué au fur et à mesure des années, le label fait partie intégrante du cercle de partenaires qui entoure l’artiste. « Si tu as une structure de booking et de management mais pas de label, il manque un maillon à la chaîne. Le label est spécialisé dans les questions de distribution digitale et physique et dans certains aspects de la stratégie. S’il n’y a pas de label, il y aura toujours quelque chose de manquant ». ML, l’autrice-compositrice-interprète (deux EP au compteur et plusieurs enregistrements avec Sonnfjord), partage cet avis : « Défendre un projet d’un point de vue marketing, presser tes albums ou même uploader tes clips sur YouTube, il y a énormément de paramètres qu’on a tendance à oublier, qui sont en fait le rôle d’un label et qui sont vachement précieux », souligne-t-elle.
Le label, une banque pour les artistes ?
En mars dernier, l’auteur-compositeur-interprète bruxellois Arno Saari dévoilait son premier EP, Airbag. Une collection de sept titres à la croisée de la bedroom pop et du rock psyché, entièrement autoproduits, enregistrés par ses soins dans son appartement. Pour financer ce projet, l’artiste a tout mis de sa poche. « J’ai la chance de ne pas dépenser trop d’argent, dans le sens où je fais tout moi-même : je ne dois pas payer de studio pour enregistrer, j’enregistre tout dans ma chambre », explique-t-il. Si l’enregistrement ne lui a rien coûté ou presque, Arno Saari a quand même pu bénéficier d’un subside pour promouvoir son projet. « C’est important de dire que ce genre de soutien existe et que ça aide aussi à l’indépendance d’un projet », ajoute-t-il.
Le financement – ou du moins l’accès aux ressources – est l’un des aspects les plus importants d’un label. « Entre le financement du projet qui permet d’accéder à certaines choses et à certaines ambitions, entre le marketing, la promo, le développement à l’international, il y a quand même beaucoup d’artistes, qui, sans label, seraient assez désemparés,note Damien. Une chose que les gens oublient souvent, c’est que depuis toujours, le label fait office de banque pour les artistes. On avance l’argent, on finance ». Entre les labels et les artistes, il existe plusieurs contrats possibles : soit l’artiste est signé en contrat d’artiste, soit en contrat de licence, soit en contrat de distribution. Dans le cadre du contrat d’artiste ou du contrat de licence, l’artiste va recevoir, au moment de la signature, une avance sur ses revenus. « Cette avance est “recoupable”, mais non remboursable. Imaginons qu’on avance un certain montant, qui est l’équivalent de 5.000 ventes d’albums. Tant qu’on n’a pas vendu les 5.000 albums, l’artiste ne va pas toucher de revenus puisqu’il les a déjà reçus en avance. Si on n’atteint jamais ce palier de 5.000, cette avance n’est pas recoupée. Donc, c’est la perte du label, l’artiste ne doit pas rembourser son avance. C’est un des facteurs risque que le label engage », explique Damien.
« C’est clair qu’un label, ça couvre beaucoup de frais, souligne ML. Quand j’en parle avec des artistes qui sont en indé, je me rends compte de la chance que j’ai eue d’avoir un label. Quand t’es en indé et que tu dois payer ton clip toi-même, tu ne fais plus des clips à 15.000 balles. » Reconnaissante, elle poursuit : « Sur le tournage de Ressaisis-toi, je me suis dit “Si ton projet ne décolle pas financièrement, tu ne bosseras peut-être plus jamais comme ça”. Le label, il te permet de vivre des expériences que tu ne vivras peut-être qu’une seule fois dans ta vie ».
Le label, un tremplin pour les artistes émergent·es
Les contrats d’artiste se font de plus en plus rares sur le territoire belge. Cependant, l’aide financière des labels est toujours bonne à prendre pour les groupes émergents. « Luik est une asbl qui défend des projets très “niches”, issus d’une scène très alternative. Les projets qu’on soutient n’ont pas la capacité de s’autoproduire. Notre aide financière est donc toujours avantageuse, en tout cas à l’instant “t”. Sur le long terme, on se partage les bénéfices mais je pense que dans la balance, ça reste avantageux d’avoir l’investissement d’un label pour les petits projets émergents, explique Juliette. Il n’y a quasiment que les petits labels indé qui défendent ces projets en Wallonie. Après, ils signent dans de plus grosses structures, et c’est super. Nous, on a un rôle de défrichage. »
La création et la commercialisation, deux économies bien distinctes
S’il y a un paramètre qui freine Thomas dans sa recherche, c’est l’économie des labels. « Le business model des labels ne prend jamais en compte le travail de création de l’artiste qui va prendre trois, quatre ou cinq ans de sa vie. Quand on parle des 50-50 ou des autres formules, les frais qui sont pris en charge, ce sont les frais de promotion. Mais jamais les frais de création. Je ne suis pas d’accord avec ça. J’ai l’impression que l’artiste, c’est le seul à ne pas être rémunéré dans l’histoire, explique-t-il. Je serais prêt à faire un compromis pour un label anglais ou américain qui a un réseau que je n’ai pas. Mais je ne vais pas faire ce compromis-là pour un label belge, français ou européen », ajoute l’artiste. Damien reconnaît la complexité de la situation : « Si tu rencontres du succès et que tu es ton propre investisseur, tes revenus seront supérieurs que si tu es signé sur un label qui, en échange de la signature et du travail accompli, perçoit une partie de tes revenus à ta place ».
Le label, gage de qualité ?
Au-delà de l’aspect financier, les labels représentent souvent un gage de qualité pour les artistes signé·es. « Avant, les gens achetaient les disques sur foi du label. Ce qui est encore le cas dans des labels de niche », note Damien. C’est également l’avis de Juliette, dont le label a un impact important dans le milieu du rock indépendant. « En Wallonie, il y a pas mal de petits labels amateurs – sans beaucoup de moyens – mais qui sont vus comme des labels influents. Notre nom a quand même pas mal d’impact dans notre niche musicale, même en France », souligne-t-elle.
Longtemps portée par l’idée de faire partie d’une constellation d’artistes qui gravitent autour du même genre, ML partage cet avis. « Je trouve que c’est intéressant, même inconsciemment. En faisant partie d’un label, tu te sens vraiment portée par un truc. Quand tu n’as pas de label, tu fais les choses pour des raisons un peu plus personnelles. Tu vas plus faire les trucs qui te plaisent, comme tu les aimes. À ce niveau-là, ça peut amener pas mal de liberté ».
Capter l’énergie d’un groupe et surfer sur les opportunités
Il y a quelques années, [PIAS] Belgique accueillait sur son “roster” le groupe post-punk Whispering Sons. « On a écouté le disque, on était vraiment emballés par l’album. On l’a sorti modestement, d’un commun accord. À un moment donné, ils ont fait un concert à Het Bos à Anvers. Un stylise anversois les a vus, il était justement en train de terminer une collection. Il a été bluffé par le groupe, leur a proposé de venir jouer à un défilé à Paris (…) Le fait est que, au moment où tout ça se passe, il y a une énergie. Il y a des gens qui réfléchissent à comment capitaliser au mieux. Et ces gens-là, c’est le label », explique Damien.
Une réflexion qui résonne fortement avec celles d’Arno Saari : « Quand j’ai commencé la musique avec mon projet Ulysse, je ne savais même pas ce que voulait dire “RP” (Relations Publiques,
– ndlr). On a tout découvert après avoir sorti le premier EP ». L’artiste est formel : si, au moment de la sortie du disque, Ulysse avait été entouré par des professionnels – avec une vision d’ensemble et des contacts –, les choses ne se seraient pas passées de la même façon. « On nous aurait dit de taffer sur ce qui était déjà là et de réussir à canaliser l’énergie pour faire un truc super cohérent et super solide, très vite. Nous, ça nous a pris un temps fou parce qu’on ne comprenait rien, on ne savait pas comment ça fonctionnait », ajoute-t-il.
Entre projet mainstream et musique de niche
« J’ai la chance de travailler avec des attachés de presse pour certains pays, là où je n’ai pas assez de réseau que pour pouvoir me développer, explique Thomas. Ces gens-là vont toucher des sommes d’argent que je ne toucherai jamais avec mon projet artistique. Ce qui est normal : leur métier, c’est de faire ces choses-là. Mon métier, c’est de créer “cabane”. Et c’est dans ce sens-là où les économies sont différentes : si tu travailles avec un attaché de presse en France, il va pousser une fois ton morceau à la radio, une deuxième fois si ça ne marche pas, et si ça ne fonctionne toujours pas, il ne va pas insister une troisième fois. Parce qu’il va devoir revenir avec un autre artiste une semaine plus tard », ajoute-t-il. La position des labels est similaire : « Un label a une économie différente de celle d’un artiste. Il ne défend pas un projet mais une multitude de projets. Et c’est la difficulté pour l’artiste de se retrouver face à quelqu’un pour qui il n’est pas “la” priorité mais une priorité parmi quinze autres », souligne-t-il encore.
Évidemment, la fonction première des labels est une fonction commerciale. Le tout, c’est d’être stratégique : « Tout le monde est une priorité au moment où le disque sort… et une priorité en fonction des objectifs qu’on se fixe avec l’artiste », note Damien. Il sait que chaque artiste ne souhaite pas nécessairement être entendu·e par le plus grand nombre : « Il y a aussi plein de gens qui font de la musique pour le plaisir et qui sont contents en vendant 500 copies. Le tout, c’est de savoir où on met le curseur ». Pour Arno Saari, cela fait sens : « Je ne suis pas du tout dans une recherche de rendement. Je sais que je n’ai pas envie de vivre de ma musique », déclare l’artiste.
Une énergie mouvante et temporaire
« Ce que j’ai toujours trouvé positif avec les labels, c’est ce côté entourage, équipe, vision », explique ML. En travaillant avec une maison de disques, les artistes se professionnalisent : iels bénéficient d’un accompagnement professionnel qui va tirer leur projet, tant au niveau créatif que financier. Cela dit, les équipes évoluent rapidement, ce qui peut freiner le développement des projets. « Un des gros critères de désenchantement par rapport aux labels, c’est les équipes qui bougent et qui font que tu as une énergie dans ton projet mais qu’elle va être très temporaire (…) Ce que je trouve parfois dommage, c’est qu’il arrive souvent que les directeurs artistiques changent au sein des labels. En tant qu’artiste, tu t’attaches à un DA, puis il s’en va », explique ML. Ces changements internes peuvent parfois avoir des impacts néfastes sur les artistes. « Avec Ulysse, on a un jour reçu une offre de contrat d’une major. On les a relancés 50 fois pour finalement ne plus jamais avoir de réponse. Du coup, on était encore plus convaincus de tout faire en indépendant, de n’avoir besoin de personne, explique l’artiste. C’est le truc le plus concret qu’on ait eu avec un label : aller les rencontrer, établir un contrat, donner un retour sur le contrat puis finaliser ce contrat pour ne pas le signer », dit-il en se marrant.
« Évidemment, il faut faire confiance à ton équipe, qui peut avoir de super points de vue sur ton projet… mais la seule personne qui peut avoir une vraie vision à long terme, il ne faut pas se leurrer, c’est l’artiste », conclut ML.