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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Concilier musique et écologie

cap ou pas cap ?

Diane Theunissen

Concerts, transport, catering, production de merchandising ou encore pressage de vinyles, l’industrie musicale telle qu’on la connaît est loin d’être écologique. Cela dit, face à la crise climatique, de plus en plus d’artistes essayent tant bien que mal de mettre en place des solutions afin de réduire leur empreinte carbone, de sensibiliser leur public aux questions écologiques et d’intégrer leur projet musical dans une démarche pérenne et durable. Comment ces initiatives se traduisent-elles au quotidien ? Quel est leur réel impact ? Quels sont les leviers qui facilitent ces actions ? Coup d’œil sur les diverses prises de conscience au sein du secteur.

Intégrer la question écologique au cœur de la musique

Printemps 2020. Tout juste diplômée d’un master en bio ingéniérie, ROZA décide de prendre la tangente et fait son entrée dans le secteur musical bruxellois avec un projet tout neuf : une musique solaire, engagée et engageante, dont la force motrice se niche quelque part entre un besoin organique de changement et l’envie irrépressible d’un rapport plus humain – et moins consumériste – à la culture. « Sans que ce soit totalement explicite, les préoccupations écologiques sont vraiment à la base de mon projet. C’est face à un grand désespoir de l’état du monde actuel que j’ai décidé de faire de la musique à temps plein. Je le vois comme une réponse, une sorte de dernier recours pour rassembler les personnes autour de ces questions-là », explique l’artiste. L’engagement de ROZA se retrouve dans tous les recoins de son projet artistique, notamment dans ses paroles : au travers de textes à la fois poétiques et politiques, l’artiste déclame tantôt son désir de rébellion, tantôt son immense petitesse mais aussi sa peur de ne plus jamais apercevoir la beauté du monde qui l’entoure. « Je n’ai pas de texte qui traite explicitement de la crise climatique, mais c’est en ligne de fond sur pratiquement toutes mes chansons. Par exemple, l’un de mes morceaux parle du fait d’avoir un désir d’enfant mais aussi d’une improbabilité à s’y projeter par rapport aux questions écologiques, » ajoute-t-elle.
 

ROZA

J’ai calculé qu’avec mon vélo,
je consommais 20 fois moins qu’une voiture électrique.


Décarboner, rentabiliser et optimiser les tournées

En été 2021, tandis que la pandémie battait son plein, ROZA a fait le pari de se lancer dans une tournée décarbonée à travers la France et la Belgique. Le principe est simple: un vélo électrique, une carriole munie de panneaux solaires… et le tour est joué. Une démarche on ne peut plus green, qui, même quand les nuages pointent le bout de leur nez, diminue l’empreinte carbone de l’artiste : « J’ai calculé qu’avec mon vélo, je consommais 20 fois moins qu’une voiture électrique », déclare-t-elle.

Vous vous en doutez: une tournée pareille, ça se prépare. « Ça commence par une phase de prospection où j’essaye de récolter plein d’idées de lieux, via les réseaux sociaux: je demande aux gens si iels ont des idées, ou si iels connaissent des lieux qui pourraient m’accueillir. Après, je trace tout l’itinéraire, puis je regarde dans quel lieu je pourrais être à quelle date. J’ai un grand fichier Excel avec toutes mes dates sur un mois et demi, à chaque fois espacées de 50 kilomètres », explique l’artiste. Une initiative qui implique des aménagements logistiques importants, tant au niveau des horaires que de l’itinéraire :

« Ce qui est le plus contraignant dans ma tournée, c’est que je ne peux pas faire de dates très éloignées en très peu de temps. Une date à Bruxelles et une autre à Dijon le lendemain, ce n’est pas possible », souligne-t-elle. Mais ROZA ne désespère pas. Au contraire, elle perçoit cette aventure comme une façon de renverser l’ordre établit, et de rendre à la culture son pouvoir fédérateur. « Je viens d’un milieu qui tourne autour de l’ingénierie, et j’ai l’impression qu’on est très focalisés sur des solutions techniques à la crise écologique. Mais plus je me questionne là-dessus, plus je me rends compte qu’on a besoin d’un changement culturel. Je suis assez convaincue que la culture à un rôle immense à jouer au sein de cette lutte-là », ajoute l’artiste.

C’est également la position d’Antoine Armedan, auteur-compositeur-interprète qui, lui aussi, a pris le pli de privilégier la mobilité douce lors de ses tournées. « Le principe, c’est de me déplacer uniquement en vélo et en train, en faisant des concerts totalement acoustiques. Il n’y a jamais de sonorisation, je prends ma guitare et je joue », explique-t-il. « J’ai décidé de reverser une partie des bénéfices à une association qui s’appelle Cœur de Forêt, qui s’occupe de planter des arbres là où ils ont été massivement retirés mais en mettant l’humain au cœur du projet ». Un projet profondément engagé, donc, qui responsabilise le public tout en créant un dialogue.

« Le truc qui est cool, c’est que ça inspire les gens : il y a déjà plusieurs personnes qui sont venues à vélo voir mes concerts », ajoute-t-il.

Un pas de plus vers la durabilité

En optant pour ce genre de dynamiques, les artistes ne s’inscrivent pas uniquement dans une démarche écologique : ici, on parle plutôt de durabilité. En effet, iels sont obligés de ralentir la cadence des concerts et d’adapter leur projet à échelle humaine. « Je retire une satisfaction énorme de pouvoir vivre tout ça. Quand j’arrive chez les gens, iels ne me prennent pas pour une star : je suis juste quelqu’un qui vient faire un concert », déclare ROZA, qui, en plus de l’impact écologique de sa démarche, souhaite incarner un changement de fond, une dynamique plus lente. « Je veux m’éloigner de l’industrie de masse et de surconsommation ».


Antoine Armedan

Le truc qui est cool, c’est que ça inspire les gens :
il y a déjà plusieurs personnes qui sont venues à vélo voir mes concerts.

 

Selon Gilles Millet, membre fondateur du Quatuor Danel, l’essentiel est de rentabiliser et d’optimiser les tournées. « Quand on fait des tournées, on essaye qu’elles soient concentrées. Si on a six jours de tournée, on va essayer d’avoir quatre concerts et pas deux. Si on est en déplacement, on va rentabiliser ce déplacement », explique-t-il, en citant pour exemple la prochaine tournée américaine du quatuor :

« On part une bonne dizaine de jours, on a cinq concerts et trois masterclass ». Bien que la réalité du secteur les oblige à voyager hors Europe, Gilles Millet et ses comparses mettent un point d’honneur à garder « un professionnalisme optimisé, avec une conscience écologique », comme ils aiment à le dire. « C’est un ensemble : carrière veut dire posture, veut dire chaussettes et chemises. Je ne vais pas garder la même chemise pour cinq concerts mais mon costume, je vais le garder le plus longtemps possible. Quand on va utiliser la voiture, on va essayer de la remplir, de ne pas être seul dedans ».

Réduire les jauges

« On pourrait redescendre d’une échelle partout, avoir moins de gros festivals et redynamiser les petites salles de concert. Je crois que c’est important d’aller vers des systèmes soutenables à petite échelle », confesse ROZA. C’est également l’avis de Pauline Lavagna, consultante au sein de l’organisme britannique Greener Future et fondatrice de la plateforme Green Sight. « Pour les festivals de musique, le poste le plus important et celui qui a le plus gros impact, c’est le transport des festivalier·ères », souligne-t-elle. Se basant sur les résultats de l’étude Décarbonons la Culture! menée par The Shift Project, elle ajoute : « Les festivals fonctionnent avec une jauge qui a toujours tendance à augmenter mais clairement, ça ne peut plus fonctionner dans le monde actuel. La seule manière de réduire l’empreinte carbone, c’est de réduire la jauge ». Elle a vu juste : selon l’étude, si un gros festival se divisait, sur l’année, en dix petites éditions, il pourrait alors entrer dans la diminution carbone adéquate. « Les festivals tels que ceux qu’on connaît ne sont plus un moyen économique et durable ».

Heureusement, on constate que ces leviers sont de plus en plus pris en compte par les professionnel·les du secteur: tandis que le festival Esperanzah! continue de diminuer sa jauge, LaSemo favorise la mobilité alternative auprès des festivalier·ères en leur proposant des départs groupés à vélo, des parkings à vélo surveillés ou encore des modules de co-voiturage. Au sein des festivals, on voit également apparaître de plus en plus d’initiatives de sensibilisation aux questions de durabilité. « Je trouve ça super que ça aille au-delà de la musique: on vient à Esperanzah! pour voir un artiste qu’on aime bien et au final on se retrouve à aller à un stand où il y a des échanges, des débats, etc. Le fait qu’il y ait des espaces de débats proches des espaces de concerts, c’est une super idée », déclare ROZA. « Aujourd’hui, les nouvelles initiatives se mettent en place avec ces questions: pour attirer du public, il faut mentionner que les questions de durabilité sont prises en considération et que ce soit suivi dans les actes », souligne Pauline Lavagna. Morgane Mathieu, directrice artistique du Festival d’Art de Huy, partage cet avis. « On est un petit festival, les jauges sont à 180 places maximum. On n’a pas l’ambition de grandir car on veut garder des conditions d’écoute optimales, déclare-t-elle. Par nature, notre festival n’est pas extrêmement polluant : on va dans des lieux qui existent, qui sont déjà là. Il y a des tas de choses à faire pour réduire notre impact, mais c’est nettement plus facile à mettre en place lorsqu’on est à la tête d’un petit festival. »

Communiquer pour mieux sensibiliser

L’année dernière, les membres du groupe Coldplay prenaient la route pour défendre leur neuvième album studio, Music Of The Spheres. Au programme : une tournée de 80 dates à travers le globe, qui mettait en valeur la fameuse prise de conscience écologique du quatuor britannique. Entre l’interdiction du plastique sur chaque lieu de concert, la vente de merchandising éthique, un podium en matériaux recyclés et des camions roulant à l’huile de soja, tous les signaux ou presque étaient au vert. Cependant, sachant que des centaines de milliers de fans se déplaçaient – parfois de très loin – pour chaque date, certaines personnes sont restées dubitatives : greenwashing ou réel investissement écologique ? Difficile à dire. Mais une chose est sûre, les quatre musiciens ont le mérite de tenter l’alternative et de communiquer dessus de façon claire et limpide. Il en va de même pour le groupe français Shaka Ponk, qui, pas plus tard que cet été, annonçait la fin de leur projet musical pour raisons écologiques.

« Que ce soit Coldplay qui décide de calculer son empreinte carbone ou Shaka Ponk qui met un terme à son projet, je crois qu’à partir du moment où il y a de la communication auprès des fans, c’est déjà très bien », confesse Pauline Lavagna.

De par leur renommée, les artistes ont en effet un pouvoir d’action indéniable : la capacité de communiquer en masse, de fédérer les troupes et de les sensibiliser à certaines causes. Antoine Armedan partage ce point de vue : « Le fait d’avoir un groupe d’une telle envergure qui essaye de mettre des choses en place, je trouve que c’est très inspirant », confesse-t-il. L’artiste belge admet d’ailleurs avoir été sacrément influencé par le travail de Coldplay, qu’il a eu l’occasion de voir jouer au Stade Roi Baudouin l’été dernier:

« Voir un groupe pop planétaire qui se pose des questions et qui essaye de mettre des choses en place au niveau écologique, ça fait du chemin dans ma petite tête ». Comme quoi, la sensibilisation, ça fonctionne. L’autrice-compositrice-interprète Pomme l’a très bien compris : à l’occasion de la tournée de son dernier album Consolation, elle a fait appel au mouvement citoyen On Est Prêt afin de sensibiliser ses fans au déclin de la biodiversité. Une collaboration sur plusieurs dates de la tournée où de grandes opérations de sensibilisation et de mobilisation du public avaient lieu : entre une visite de caves à champignons et une fresque géante de la biodiversité, il y en avait pour tous les goûts. Le collectif était également présent après les concerts, autour de stands destinés à encourager les fans à s’engager écologiquement.

Cela dit, si de plus en plus d’artistes communiquent avec leur public pour les sensibiliser aux questions d’écologie, on manque encore terriblement de cohésion interne au sein du secteur musical. « Ce que je constate, c’est qu’il n’y a pas encore beaucoup de communication entre tous les acteur·ices du secteur: idéalement, il faudrait que les salles de concert, les tourneur·euses, les manageur·euses et les artistes se retrouvent en essayant d’optimiser, au mieux, les tournées », ajoute Pauline Lavagna. Selon elle, cette optimisation passerait avant tout par la suppression des clauses d’exclusivité, véritables non-sens écologiques : « Si on veut moins de déplacements d’audience, il faut qu’un artiste puisse jouer en Belgique deux fois, à deux dates. Je sais que l’industrie musicale réfléchit à des solutions mais il faut qu’on puisse avancer là-dessus ».

Se former et apprendre les un·es des autres

« Je sens qu’il y a des choses qui vont être ralenties, dans le monde entier. Mais pas nécessairement la culture qui, selon moi, doit voyager, de manière raisonnable. On a besoin de se déplacer pour rencontrer les peuples et donner de la richesse aux uns et aux autres, qu’elle soit culturelle ou pas. L’essentiel, c’est de se battre pour l’éducation dans la culture tout en gardant une prise de conscience écologique », souligne le membre des Danel, Gilles Millet. L’artiste est formel : le savoir, ça se partage. C’est dans cette optique que Pauline Lavagna a mis en place une série de formations via Green Sight. « J’ai donné une formation pour des musiciens à la Maison des Musiques sur comment “greener” les tournées. Pendant une demi-journée, on réfléchit à la tournée idéale et ensuite, on identifie ensemble les leviers qui interviennent: je leur montre des études qui ont été faites, etc. Ce qui serait chouette, c’est que cette formation puisse intéresser des tourneur·euses ou des manageur·euses et pas que des artistes », explique-t-elle.

Les formations et conférences autour des questions écologiques sont de plus en plus répandues dans le secteur musical et c’est tant mieux. En mai 2023, Morgane Mathieu participait à la conférence Belgian Worldwide Music Network, donnée par Jeroen Vereecke de l’organisme Robinetto. « Il y a une chose qu’il a dite, c’est que ça ne sert à rien d’être vert du jour au lendemain. Ce qui est important, c’est de se faire un plan sur les prochaines années », se remémore-t-elle. Ce plan, elle l’a fait : tandis que cette année, le Festival d’Art de Huy privilégie une décoration recyclée et l’implémentation d’un catering végétarien, d’autres initiatives verront le jour les prochaines années. « Pour 2024 ou 2025, on aimerait entre autres remplacer nos gobelets en plastique par des gobelets réutilisables et rendre le bar plus local dans ses propositions », ajoute Morgane Mathieu. « L’envie qu’on a pour 2025 ou 2026, c’est de créer un petit fonds, avec l’aide du public, qui inciterait les artistes à venir en train plutôt qu’en avion. On s’est dit que s’iels devaient faire plus de 750km pour nous rejoindre, on pourrait leur donner une prime de 500 euros pour qu’iels prennent le train plutôt que l’avion ». Qui dit mieux ?

Ce n’est un secret pour personne : en Belgique comme ailleurs, l’industrie musicale pollue. Heureusement, de plus en plus d’artistes et de professionnel·les du secteur prennent conscience des enjeux écologiques, des questions d’éco-responsabilité et de durabilité, et initient le changement en mettant en place plusieurs leviers d’actions : décarboner et rentabiliser les tournées, cultiver l’entraide via des réseaux alternatifs, se former via des organismes experts en la matière, privilégier les concerts et festivals à taille humaine ou encore sensibiliser le public : les solutions existent. À nous de les mettre en pratique !