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par le Conseil de la Musique

Laurence Mekhitarian

Temps d'Arménie

Dominique Simonet

Conçu dans le libre enchaînement des choses, Temps d’Arménie est le premier album de la pianiste. Une belle aventure dans le temps, réunissant les compositeurs belges Claude Ledoux, Jean-Luc Fafchamps et Jean-Pierre Deleuze au moine ethnomusicologue Komitas. Des œuvres comme autant de ponts entre le nouveau et l’ancien, comme signes de ralliement.

S’il est un album marqué par le temps, c’est bien celui-ci. Pas tant celui qui passe que le présent. Quoique. Temps d’Arménie, 
qui vient de paraître chez Cypres, a mûri longtemps dans l’esprit et l’âme de son interprète même, la pianiste Laurence Mekhitarian, comme dans ceux de ses compositeurs associés, Claude Ledoux, Jean-Luc Fafchamps, Jean-Pierre Deleuze. Complétant le trio, Komitas, religieux et ethnomusicologue arménien, est d’un autre temps – 1869-1935 – mais non moins d’actualité.
 

Laurence Mekhitarian

C’est mon premier album et je ne sais pas si j’en ferai un autre.
Celui-ci, il n’y a que moi qui pouvait le faire.


C’est vrai que Laurence Mekhitarian a mis du temps pour réaliser ce qui est son premier album, attendant la fin de son parcours dans l’enseignement musical pour s’y atteler. Le temps qu’il lui a fallu pour aller dans le pays d’origine de sa famille : « En juin 2016, j’arrête de donner des cours à l’académie et je décide de partir en Arménie en septembre, alors que je n’y étais jamais allée ». D’une certaine façon, la pianiste n’en est jamais revenue.

Rien d’une carriériste

« Je n’ai jamais eu un désir de carrière, aime-t-elle avouer sans fausse modestie, les choses sont venues d’elles-mêmes là où j’étais. Après mon diplôme au conservatoire, j’y suis restée pour enseigner ». Parallèlement, il y a plus de trente ans, Laurence Mekhitarian découvre le festival Ars Musica et le compositeur hongrois György Kurtág, 97 ans aujourd’hui.

Au départ, pour annoter la musique, Kurtág a utilisé des signes reprenant les gestes spontanés des enfants sur le piano, gestes avec les cordes, glissando, etc. « Il m’a donné envie de comprendre ce qu’il y a derrière les signes », dit celle qui organisa un atelier Kurtág à l’académie.

Ainsi, en marge de son travail pédagogique, la pianiste découvre un nouvel univers : « La musique contemporaine m’offrait une liberté d’imagination par rapport à l’inédit, l’inédit d’une écoute de choses jamais entendues, avec des signes d’écriture à décrypter. Cela m’a permis d’avoir une réflexion par rapport aux musiques classiques du passé ».

Engagement total

« Ce nouveau langage auquel on est confronté, il ne suffit pas de le faire passer mécaniquement par les doigts mais c’est tout le corps qui s’investit, ajoute-t-elle. C’est le travail des interprètes qui cherchent au-delà des notes, comme disait Harry Halbreich. Pour lui, le plus important est d’être dans la couleur et dans le son derrière les notes ». Halbreich (1931-2016), le musicologue qui était aussi son mentor, décrit ainsi cet au-delà de la musique qui rend les interprétations de Laurence Mekhitarian si palpitantes.

« Oui, c’est mon premier album, et je ne sais pas si j’en ferai un autre. Celui-ci, il n’y a que moi qui pouvait le faire, lance-t-elle, et cela sans prétention : les choses se sont mises en place, progressivement et sans préméditation, à partir de la commémoration du centenaire du génocide arménien, en 2015 ». Le contact avec le compositeur Claude Ledoux est un peu antérieur : « En 2012, il a écrit un concerto pour clarinette et orchestre intitulé Ayl, un mot ancien en arménien qui signifie “autre”, concerto qui intégrait une mélodie traditionnelle arménienne. Sachant qu’il était curieux de beaucoup de choses, il m’a paru naturel de lui commander une pièce ».

Les mêmes liens d’amitié lient la pianiste-interprète à Jean-Pierre Deleuze. « Lui est rentré dans une écoute des musiques et de l’histoire ancienne de l’Arménie. Il a fait de l’archéologie musicale en lien avec l’architecture », comme la cathédrale d’Ani, édifice symbolique de la grandeur arménienne. « Il a eu l’idée d’insérer dans cette pièce un hymne à la Mère de Dieu ».

Œuvres en résonance

Jean-Pierre Deleuze s’est inspiré de cette ancienne cathédrale sans y être jamais allé. Par contre, sa pièce L’iridescence du toucher lui vient directement du travail de l’artiste Aïda Kazarian, dont deux œuvres figurent sur la pochette de Temps d’Arménie. Travaillant de ses doigts, elle utilise de la peinture irisée.

« Ce qui me touche le plus, c’est que les trois compositeurs belges ont traité le sujet de l’Arménie de façon très différente, analyse Laurence Mekhitarian. Claude, c’est le côté imagé de sa créativité personnelle. Jean-Luc a ressenti comme une horreur ce qui était arrivé en 1915 ».

Suite à la commémoration du génocide, le 24 avril 2015, Jean-Luc Fafchamps a écrit une première pièce, intitulée ironiquement Tête de Turc, retravaillée sous le titre Rafles. Ensuite, il eut envie d’écrire un recueil de quatre pièces qui, au final, s’appelle Feuillets d’Arménie. « Ça non plus n’était pas prévu ; les choses se sont enchaînées librement. Il s’est attaché à l’événement, à tous ces disparus dans le désert, dont il n’y a plus aucune trace, sans aucun recensement possible. » Sans deuil.

Transmission

Ces Feuillets d’Arménie selon Fafchamps se terminent par Ce qu’a vu Komitas. Quatre œuvres du moine ethnomusicologue, évoquant souvent la nature, figurent au programme de Temps d’Arménie. Grande personnalité musicale arménienne, témoin du génocide, Komitas a été déporté, avant de se murer dans le silence. « Au même titre que Béla Bartók, il récoltait les musiques de tradition orale, avant de les retranscrire, harmoniser, décoder. Ses arrangements tiennent compte de la richesse intérieure de ces mélodies, de ces rythmes, de ces danses. C’est grâce à lui qu’un énorme patrimoine a été préservé. »

« Dans mes projets, j’aime bien qu’il n’y ait pas que du contemporain, mais aussi un lien avec d’autres langages musicaux comme le classique », explique Laurence Mekhitarian. Harry Halbreich ne pensait pas autrement. « Outre son intelligence et sa curiosité,il me fascinait car il créait des liens entre des œuvres qui pouvaient être à des siècles de distance l’une de l’autre. »

Abstraction des bruits du monde

Laurence Mekhitarian est aussi une lanceuse de ponts, « des ponts d’écoute », précise-t-elle. « C’est la fascination pour une musique quelle qu’elle soit, c’est le sonore qui nous lie. » Mais si son interprétation des compositions dédiées à l’Arménie par Ledoux, Fafchamps, Deleuze et Komitas est aussi captivante, c’est aussi parce qu’elle fait la part belle au silence, comme un partenaire privilégié. « Le silence présent dans la musique est celui que nous faisons en nous-mêmes quand nous entrons dans la musique, en tant qu’auditeur ou en tant que musicien », dit-elle. C’est grâce à lui, abstrait des bruits d’un monde dont il est aussi le reflet, que naît « ce sentiment d’élévation vers une “autre dimension” qu’on peut appeler spiritualité ».

La musique qui se tait, qui exprime précisément le silence, se retrouve aussi dans les mélodies de Komitas à l’écriture “pure et condensée”, intégrées à Temps d’Arménie : « Ces musiques me renvoient peut-être à ma propre enfance où un certain silence paternel était bien présent, lié sans doute à l’histoire de sa propre famille arménienne. Il restait une part secrète de son passé, à la fois tue et vécue intensément à travers ses réalisations professionnelles et sa dimension humaine ».[1]

Dédié “au silence de nos aïeux”, cet enregistrement a été pensé par Laurence Mekhitarian en lien avec l’histoire tragique de l’Arménie, mais aussi avec sa culture vivante, « perpétuée malgré les déchirures dans le temps et ce, dans l’idée d’un rapprochement du pays avec sa large diaspora éparpillée dans le monde ». Tant d’Arménie disséminée, tentative de nouveaux ponts…

[1] Père de Laurence, Arpag Mekhitarian (1911–2004) était un égyptologue renommé, travaillant aux Musées royaux d’Art et d’Histoire (MRAH) du Cinquantenaire avec Jean Capart, notamment comme secrétaire général de la Fondation égyptologique Reine Elisabeth. Voir exposition « Expéditions d’Égypte » aux MRAH jusqu’au 1 octobre 2023.