Être musicien·ne à l’ère du big data
Chaque jour, 60.000 titres sont ajoutés sur Spotify. Comment, dans ces conditions, se faire remarquer ? De plus en plus de jeunes artistes se tournent vers les réseaux sociaux avec une com’ 3.0. Pour le meilleur ou pour le pire ?
Le 28 janvier dernier, Coralien présentait son premier album à la Ferme du Biéreau à Louvain-la-Neuve. La salle était remplie, le public chantant chaque chanson du début à la fin. Sur Spotify, certains de ses titres dépassent déjà les 100.000 écoutes, et même les 300.000 pour Métronome. Chaque mois, ils sont près de 20.000 à l’écouter sur la plateforme suédoise et ses chansons passent régulièrement à la radio. Pas mal pour un jeune artiste en autoproduction.
Le fait est que Coralien a un rapport privilégié avec son public. Chaque jour, ou presque, il leur parle sur Insta, via des vidéos ludiques. « Une qui a bien fonctionné (plus d’un million de vues, – ndlr), c’est quand je reprends un de mes singles dans ma voiture, j’y enregistre tout en live looping pour arriver au résultat du morceau que je présente sur mon album. » Une stratégie marketing qui est en train de porter ses fruits. Bienvenue dans l’ère de la com’ 3.0.
Annelies Zoetardt - Sony Music Belgium
Avant, on faisait le marketing d’un produit, c’est-à-dire le disque.
Aujourd’hui, il s’agit avant tout de développer un profil.
L’idée est de construire une image de marque claire.
À l’ère des réseaux sociaux, le marketing des artistes a changé. « Le paysage médiatique est beaucoup plus vaste qu’avant, nous explique Laeticia Van Hove de Fifty PR qui s’occupe notamment de la communication d’Angèle, Lous & The Yakuza et Clara Luciani. En 2023, il y a plein de manières de réfléchir à un plan de communication. Ce qui importe, c’est de bien cibler : connaître l’artiste et trouver le bon média pour le bon public ».
De l’artiste-employé à l’artiste-entrepreneur
Dans le monde d’avant, c’était différent. Avant internet, YouTube, Insta et Spotify… Typiquement, un jeune artiste était repéré (souvent en concert) par une maison de disques, qui prenait dès lors les choses en main : développement artistique, promo, marketing, distribution… La promo suivait des canaux traditionnels et limités : presse écrite, radio, télé. Le circuit était bien huilé. Mais internet a tout chamboulé.
« Les réseaux sociaux permettent à l’artiste d’avoir une conversation continue et directe avec ses fans et de faire découvrir son univers sans devoir passer par des gatekeepers, c’est-à-dire les médias traditionnels, même si ceux-ci restent très importants », dit Annelies Zoetardt, digital strategy manager chez Sony Music Belgium. Aujourd’hui, la signature sur une maison de disques n’est pas un préalable, mais arrive en bout de course – lorsque l’artiste s’est déjà construit une fan base solide. En somme, avant internet, l’artiste était l’employé·e de sa maison de disques. Aujourd’hui, un nouveau modèle s’est développé en parallèle : celui de l’artiste-entrepreneur.
C’est ce modèle qu’ont suivi Stromae, Angèle ou Coralien. Le Motel, aussi, qui se passe même d’une maison de disques, ayant créé son propre label Maloca. Il l’explique très simplement : « Pour la musique que je fais, il n’est pas nécessaire de signer sur un gros label. L’important, c’est de bien s’entourer ». À savoir un manager, un tourneur, un éditeur, un attaché presse et un distributeur… Sa petite entreprise.
De l’artiste-entrepreneur à l’artiste-influenceur
La question qui se pose aujourd’hui est la suivante : comment exister au milieu des 60.000 nouveaux titres ajoutés au quotidien ? Le meilleur moyen est « d’être présent tout le temps, partout », c’est-à-dire sur les réseaux sociaux, dit Sophian Fanen, journaliste pour le média Les Jours et auteur du livre Boulevard du stream (Castor Astral, 2017). « Les plateformes sont un modèle de volume d’écoutes et d’attention, ajoute-t-il. YouTube, Spotify, Instagram, Facebook, tout est lié ».
Qu’on jette un oeil sur nos stars bleu-blanc-belges (et rouge) : avant d’exploser inopinément avec Alors on danse, Stromae s’est fait connaître avec ses leçons sur YouTube ; quelques années plus tôt, Orelsan passait plus de temps sur sa page MySpace qu’à l’écriture de ses titres ; et Angèle s’est fait un prénom sur les réseaux sociaux avant-même la sortie de La Loi de Murphy : « C’est comme ça qu’elle a séduit ses fans, dit Leaticia Van Hove. Parce que sur les réseaux, il faut être authentique. C’est l’endroit où les fans rencontrent une personnalité ».
Or, communiquer sur les réseaux est un travail à plein temps. Avec ses vidéos ludiques, Coralien pousse le concept un ou deux crans plus loin que ses aîné·es : « Pour une vidéo de trente secondes, ça me prend trois ou quatre heures de A à Z. L’installation, l’enregistrement et le montage audio-vidéo qui n’est pas forcément évident. J’essaie d’en faire une par jour. J’y passe plus de temps que pour ma musique, mais à quoi bon faire de la musique si personne ne l’écoute ? ».
Ainsi, du marketing 2.0. de l’artiste-entrepreneur, on est en train de passer au marketing 3.0. Celui où la com’ prend tellement de temps que la question qui se pose est : être musicien·ne est-ce aussi être un·e influenceur·euse ? Réponse de Coralien : « Oui, malheureusement. C’est dommage de passer par là mais c’est clair qu’à l’heure actuelle, je suis autant influenceur qu’artiste. Peut-être qu’un jour je parviendrai à vivre de ma musique sans avoir ce côté influenceur, mais c’est difficile de faire sans pour le moment. Et je pense que cet aspect fait partie de tout projet musical à l’heure actuelle ».
Chacun son réseau
Coralien a raison. Il est loin d’être le seul. Et on ne parle pas des artistes qui cherchent à percer mais des stars. Aujourd’hui, Travis Scott ou Kanye passent plus de temps sur les réseaux que sur scène ou en studio. Ne sont-ils pas autant influenceurs que musiciens ? L’importance des réseaux se voit chez les frères Gallagher, ex-Oasis. L’aîné, qui écrivait toutes les chansons du groupe, sort des albums dans l’indifférence car sa communication est minimale. Son frère cadet passe son temps sur Twitter et donne des interviews hilarantes dont les “punchlines” sont reprises sur la Toile : il remplit des stades.
Bien sûr, certains s’en passent aisément : Damso ou PNL sont très peu présents sur les réseaux mais ils vendent énormément. Leur absence ajoute à leur mystique et donne à leurs rares “posts” une importance particulière. C’est aussi une forme de communication. Annelies Zoetardt de Sony Music Belgium explique les grands principes du marketing digital : « Avant, on faisait le marketing d’un produit, c’est-à-dire le disque. Aujourd’hui, il s’agit avant tout de développer un profil. L’idée est de construire une image de marque claire ». Elle ajoute : « Les stratégies sont différentes pour chaque artiste ». Et pour chaque réseau.
Car chaque canal a son propre modèle, son public, son algorithme. Coralien : « C’est sur Instagram que j’ai les meilleurs résultats. À force de l’utiliser, je sais comment ça fonctionne : l’IA va analyser le “watchtime” (le temps de vision) et en fonction de la viralité de la vidéo (le nombre de “like”, “comments”, partages, vues intégrales…), elle va la pousser sur la page de découverte ou non. À partir de là, j’analyse les statistiques qui s’offrent à moi. Ça fait deux ans que je suis là-dedans. Au départ, j’ai dû me faire mal parce que ce n’est pas du tout naturel pour moi. Et puis, j’ai dû trouver ce qui me convenait. Le “storytelling”, par exemple, c’est pas mon truc ».
L’effet TikTok
Si Coralien mise d’abord sur Insta, l’industrie, elle, n’a plus d’yeux que pour TikTok. Il y a un an déjà, Annelies de Sony nous expliquait : « On ne peut pas nier qu’aujourd’hui TikTok soit devenu très important. Nous pouvons y sentir très vite si une tendance se développe et s’il y a le potentiel qu’une chanson devienne virale ».
Depuis le carton de Lil Nas X, les maisons de disque sont au taquet. La puissance de l’algorithme est telle que le réseau social chinois est devenu une véritable usine à tubes. Mieux, en trois ans, plus de septante artistes ont signé un contrat avec un label après qu’un de leur titre soit devenu viral sur TikTok. De quoi pousser les “majors” du disque à travailler avec des influenceur·euses (“des créateurs de contenus” dans le jargon professionnel) pour placer les titres de leur catalogue dans la roue de la fortune du réseau social.
Mais à chaque médaille son revers. L’effet TikTok est tellement foudroyant que son contrecoup peut, lui, être particulièrement violent. C’est l’histoire de Steve Lacy. Membre du groupe The Internet, il est promis à un bel avenir en solo quand il publie Bad Habit. La chanson devient virale sur TikTok et ses concerts sont remplis de jeunes fans, téléphone levé, qui ne s’intéressent guère au reste de son répertoire… ni même à l’entièreté de la fameuse chanson, de quoi rendre l’artiste frustré, ayant le sentiment de jouer pour un public qui n’est pas le sien : « Avant les fans allaient au concert pour écouter le tube, aujourd’hui, c’est pour entendre les 20 secondes TikTok », sourit Alex Stevens de KuratedBy, société qui programme notamment le festival de Dour.
Data business
Il n’empêche que quelque chose a changé dans le monde de la musique. Avec l’avènement de Spotify, Instagram et TikTok, les données sont devenues un outil essentiel pour l’industrie, tant celle de la musique enregistrée que du “live”. Avec les crises à répétition (Covid, énergie), la flambée des cachets et la concurrence accrue, le secteur du “live” cherche plus que jamais à éviter toute erreur d’appréciation. Afin de s’assurer que ses jauges soient remplies sans pour autant dépenser une fortune, les “data” jouent un rôle précieux.
Programmateur de Dour, Alex Stevens est aussi à la tête de Music Data Studio. Informaticien de formation, il a créé Bookr.FM, un logiciel qui lui permet de rassembler toutes les données dont il a besoin pour faire le bon choix de programmation le plus rapidement possible. En gros, il a rassemblé dans une seule “database” les données de plus de 500.000 groupes et artistes qu’il a connectées aux données de Spotify, Last.fm, Bandsintown, les contacts de leurs agents et différents blogs musicaux et comptes Twitter « pour avoir une approche qualitative ».
« J’ai commencé en 2014. L’idée de départ était d’encoder tous les noms qu’on me proposait pour Dour. Cette année-là, j’en ai reçu 10.000… Dans ces conditions, c’est difficile de tout écouter. Le logiciel me permet de gagner du temps et de prendre des décisions plus rapides. Parce qu’entre les artistes qu’on a envie de programmer et ceux qu’on n’a pas envie de programmer, il y a un entre-deux gigantesque. C’est impossible de tout suivre. L’idée de Bookr.FM, c’est de structurer l’information pour pouvoir faire mon travail efficacement. »
Au-delà de l’efficacité de l’outil, plusieurs questions se posent. Notamment celle-ci : n’y a-t-il pas un risque d’avoir des affiches uniformes ? « Chaque festival qui utilise l’outil a une remontée d’infos propre au festival, dit Alex Stevens. Un festival, c’est lié à une communauté, un territoire, une histoire… Pour Dour, on se base sur les données de notre communauté, on est connecté à 4.000 comptes Spotify de festivaliers, on peut voir ce qu’ils écoutent. Ça gomme les effets TikTok – auquel on n’est d’ailleurs pas connecté, parce qu’on programme des artistes qui jouent sur scène, pas des clips de 20 secondes… Et puis, ce n’est pas parce qu’on a cet outil qu’on arrête de découvrir des artistes en concert. Ce qui importe avec la data, c’est ce que tu en fais. ».
Pour autant, on pourrait très bien avoir des festivals qui se basent uniquement sur les “data” et “trends” du moment, sans approche « qualitative » : « Ça peut effectivement fonctionner, si tu veux faire un festival de masse. Il faut savoir quel festival tu veux faire. Dour a toujours été un festival qui essaie de rester connecté à sa base communautaire. Je vois l’avenir se dessiner ainsi : d’un côté, on aura des festivals de masse avec un modèle de programmation qui se base uniquement sur les “metrics”, le nombre de “streams”, etc. ; de l’autre, il y aura de plus en plus de Horst, de Micro, des festivals communautaires qui se foutent des data, mais se basent sur leur communauté. La dichotomie existe déjà, elle risque juste de s’exacerber ».
Pour les artistes perdus dans le “big data” et les 60.000 titres quotidiens ajoutés sur Spotify, y a-t-il un salut sans “metrics” ? « Effectivement, si tu ne crées pas de la “data”, tu auras du mal à te faire repérer, continue-t-il. Mais ce n’est pas si différent d’avant, sauf qu’on parlait de public et non de données. Si tu ne crées pas de fan base, ça va être difficile de grimper les échelons. Aujourd’hui, tu dois faire des concerts… et être sur les réseaux. Tu dois avoir une stratégie globale. Il y a cette dimension en plus qui est la data ».
Cette dimension, Coralien l’a bien intégrée. Depuis dix ans qu’il joue, son projet musical décolle enfin. « Cette promo sur les réseaux m’a ouvert de belles portes au niveau des concerts et des labels. Je ne peux pas encore en parler mais les choses se mettent en place. Je vais peut-être bientôt pouvoir vivre de ma musique. » Reste à voir si sa “fan base” le suivra en tant que musicien ou en tant qu’influenceur…