La vie d’artiste des labels de musique
Vie et mort des labels de musique... Comment fait-on pour rester pertinent lorsqu’on produit des disques dans un milieu musical qui ne cesse d’évoluer ? Éléments de réponses.
Il y a des logos qui sont marquants. Souvent placés dans un coin au verso des pochettes de disques, ils nous ramènent à un style, un imaginaire, une époque bien précise. Les Disques du Crépuscule, par exemple, nous plongent dans la new wave du début des années 80, lorsque Bruxelles avait un air de Manchester. Avec Bang!, c’est le rock indé des années 90 et 2000 qui ressurgit d’un coup. Des instantanés, des “flashs” d’un passé plus ou moins lointain. Mais comment faire pour durer quand on est un label indépendant ? Comment rester à la page dans un milieu, la musique pop (au sens large), où une tendance musicale efface la précédente ?
Benjamin Schoos - Freaksville
Quelque part, il y a autant de labels indés que de styles musicaux.
Certains y sont parvenus, un peu malgré eux. « Jamais je n’aurais imaginé que Crammed existerait quarante ans plus tard, dit son fondateur Marc Hollander. Mais je ne pensais pas non plus arrêter après six mois. Ça s’est fait comme ça, de façon organique. On rencontre des gens, un artiste en conduit à un autre et ouvre des portes sur de nouveaux univers musicaux. Toute la direction artistique du label s’est faite à l’instinct ».
À l’instinct, mais avec, toujours, dans un coin de la tête, l’aspect économique. Car le milieu du disque reste une industrie : « Ce n’est pas tout d’aimer un groupe, il faut aussi évaluer si on peut arriver à quelque chose de bien avec, continue Marc Hollander. Est-ce qu’il peut trouver son public ? Est-ce que nos moyens sont adaptés à ce qu’on aimerait faire avec ce projet ? ». Ainsi, pour un label, durer équivaut à trouver l’équilibre entre le cœur artistique et le réalisme économique. Il est illusoire de se dire que l’un peut se passer de l’autre.
« Les labels indépendants se sont créés par rapport aux majors, c’est-à-dire au fait que le circuit principal de la musique était tenu par quelques grandes multinationales qui avaient plus facilement accès aux grands magasins, dit Benjamin Schoos de Freaksville et actif au sein de la FLIFF – Fédération des Labels Indépendants Francophones. Indépendant, c’est quand tu ne fais pas partie de cette grande famille économique. Ça a donné lieu à un marché parallèle qui est “de facto” très lié aux musiques alternatives. Quelque part, ça veut dire qu’il y a autant de labels indés que de styles musicaux ».
À chaque label ses empreintes musicales
Et donc, à chaque label son, ou plutôt ses, empreintes musicales. « Beaucoup de petits labels se spécialisent dans un son, un style musical, dit Marc Hollander. Ce n’est pas le cas de Crammed, on a toujours été sur différents genres en même temps. Le label est un peu une extension de mon groupe Aksak Maboul, une espèce d’hybridation de genres, entre rock, pop, électronique, avant-garde, musiques du monde… »
De son côté, « Freaksville a commencé parce que personne ne voulait de notre disque, dit Benjamin Schoos. Et puis, on a rassemblé les choses qu’on aimait : rock lo-fi, post punk et pop française… Dès le départ, notre ADN est alternatif, mais sans excès de jeunisme parce que nos premières sorties, c’était Jacques Duvall et Marie France, des personnalités qui étaient là depuis un moment, cultes, un peu série B de la musique. On s’est retrouvés un peu à la mode parce que c’était l’époque des bébés rockeurs en France qui revisitaient justement ces artistes, si bien que ces albums se sont un peu plus vendus que ce qui était prévu. Ils continuent d’ailleurs de se vendre ». Et voilà comment Freaksville est devenue la maison de la pop française “de série B”.
L’exigence plutôt que le style
Ce qui pose aussi la question : un succès pousse-t-il à rester sur la même vague ? « Ça, c’est une stratégie plus industrielle de major, dit Marc Hollander. Je ne pense pas que c’est quelque chose qu’il faut faire quand on est un label indépendant dont les gens apprécient la ligne artistique, ou, disons, “l’exigence”. Il faut se contenter de faire ce qu’on sait faire. Il ne faut pas courir après les choses si tu ne le sens pas, sous prétexte que ça va marcher. Parce que ce n’est pas dit non plus que ça va marcher ».
Ainsi, plus qu’un style musical et plutôt que de suivre les tendances, c’est peut-être la philosophie d’un label qui lui permettra de faire son trou et de rester pertinent à travers les âges et les modes. Chez Sub Rosa, « on a toujours été à contre-courant, dit Guy-Marc Hinant. L’idée de suivre une tendance musicale, c’était même un repoussoir. Quand on a commencé, en 1987, on ne savait pas ce qu’on voulait faire, mais on savait exactement ce qu’on ne voulait pas faire, à savoir le circuit classique : disque, promo, tournée. Ce qui nous intéresse, c’est de créer du lien. C’est pour ça qu’on a sorti des choses que personne ne sortait. Petit à petit, une communauté s’est créée autour de nous. J’imagine que le fait d’être à la marge nous a permis de trouver plus facilement notre public ».
Même sentiment chez Crammed : « Les gens nous suivent dans de nombreux pays, ils ne sont pas forcément nombreux mais on a une certaine réputation à l’international et un public qui nous suit et se dit : « Si ça sort chez Crammed, c’est que ça vaut la peine ». C’est comme ça qu’on reste pertinent et qu’on dure, je pense ».
Économie digitale
L’exigence plutôt que le style. Mais en plus des évolutions musicales, les labels doivent faire face à l’évolution de l’industrie. Et se rendre compte qu’à l’ère du streaming et des réseaux sociaux, ils ne sont plus forcément indispensables. De nombreux artistes préfèrent créer leur propre structure : « Pour la musique que je fais, il n’y a pas besoin d’être soutenu par un label, dit Le Motel, producteur électro qui a créé son propre label, Maloca. L’important, c’est de bien s’entourer : un manageur, un tourneur, un éditeur qui va dégoter les droits d’auteur, quelqu’un pour faire la promo et un distributeur qui t’aide à ce que ta musique soit visible sur les plateformes ».
Dans le milieu hip-hop, on va encore plus loin. Beaucoup de rappeurs montent ainsi leur propre label et cherchent un “deal” de distribution en France, « là où se trouve le marché » (Hamza). Le style est tellement populaire que les rappeurs cherchent à être eux-mêmes des marques. Pour des labels indés qui fonctionnent encore “à l’ancienne”, c’est une autre philosophie. « On a bossé avec PNL et Jul à leurs débuts, dit Benjamin Schoos. On n’était pas sur la même page. Ce sont des auto-entrepreneurs, presque sur le modèle des influenceurs. C’est très lié à l’économie digitale. Ça ne collait pas avec ce qu’on faisait ». On en revient aux paroles du sage : faire ce qu’on sait faire.
La voie alternative
Quelle est la plus-value d’un petit label aujourd’hui, à l’heure du tout digital ? C’est sans doute de fouiller toujours un peu plus vers l’alternatif, là où personne ne pense aller, et continuer de surprendre. Exemple avec le label bruxellois Vlek. « Je pense que les stratégies ne portent pas tant sur les tendances musicales que sur les concepts, les idées, dit Thomas Van de Velde. Notre dernière sortie, c’est Maxime Denuc qui a fait un disque techno sur un orgue d’église. Et ça marche, on a tout vendu. Chanel nous a achetés des morceaux pour un défilé… On pourrait dire qu’il y a une trame de fond, que l’orgue est revenu à la mode depuis quelques années, et c’est vrai. Ou alors dire que le concept est assez singulier et que le disque surprend. C’est probablement un peu des deux ».
Thomas Van de Velde - Vlek
J’ai appris une ou deux choses au bout de dix ans,
c’est que la production musicale est elle-même un art.
Il ajoute : « J’ai appris une ou deux choses au bout de dix ans, c’est que la production musicale est elle-même un art. En ce sens que Maxime est venu avec une idée et qu’il a fallu la concrétiser ». On touche peut-être un point central : le parcours artistique d’un label n’est en fait pas très différent de celui d’un artiste. Il évolue au fil des rencontres, des remises en question, de découvertes, de l’âge… Et ça passe ou ça casse. Mais il ne faut pas oublier l’essentiel : « Une musique, c’est un vecteur d’émotion, continue Thomas Van de Velde. Elle doit toucher des gens. Ils ne doivent pas être des millions… mais quelques-uns quand même. C’est ça qui me motive. Et quand tu as des retours sur ce que tu sors, c’est aussi motivant ».