Glauque
"On ne vit qu'une fois"
En deux ans et demi d’existence, le groupe namurois s’est imposé comme l’une des plus belles promesses de notre paysage musical. Jusqu’à ce qu’un fichu virus le prive temporairement de scène. Sans pour autant l’empêcher de se faire entendre. C’était l’occasion de faire le point.
Jeudi 26 mars 2020, treize heures et des poussières… Au bout du fil : Louis Lemage, l’une des deux voix de Glauque.
Comme tout le monde ou presque, les cinq Namurois se sont pliés à l’obligation de confinement. « Pour le moment, on tient le coup. Il y a plus compliqué dans la vie que de devoir rester enfermé chez soi ! » Alors le travail continue : « J’écris beaucoup. J’essaie d’avancer. On essaie tous d’avancer d’ailleurs, un peu comme on peut, sur de la nouvelle matière. »
Petit rappel vite fait. Glauque, “le groupe que le monde entier attendait” selon les Inrocks, c’est aujourd’hui une moyenne d’âge de 24 printemps. Apparition sur les radars en février 2018, deuxième marche du podium au Concours Circuit en décembre de la même année, premier prix lors de la finale Du F. dans le Texte quelques mois plus tard. Des débuts en trombe qui valent aux garçons, à leur “puissante rythmique électronique portant des textes forts et poétiques”, de fréquenter depuis lors à peu près toutes les scènes de la Fédération. Le lendemain de notre coup de téléphone, les Namurois sortaient enfin un premier disque, un EP rassemblant les titres déjà distillés au fil de leur début de parcours (Plane, Robot), accompagnés en guise d’inédit de ce Vivre (et son clip maison) qui sonne un peu comme un écho de l’actualité.
Faire partie d’un groupe quand il y a confinement, c’est plus compliqué à gérer ?
Louis Lemage : Non, je n’ai pas l’impression… On peut quand même chacun avancer sur des trucs depuis chez soi. Quand on a tous du matériel à la maison pour s’enregistrer, ce n’est pas plus compliqué. On a “la chance” de faire de la musique sur laquelle on peut facilement continuer à travailler à distance : comme on fait beaucoup de musique électronique, ce n’est pas impossible pour nous de composer en n’étant pas ensemble. Et puis, on est nombreux : s’il y en a un qui se sent un petit coup moins bien, c’est plus facile aussi pour se serrer les coudes. Finalement, je pense que c’est plus facile quand on est un groupe.
En mars et en avril, Glauque devait être sur les routes plutôt qu’à la maison, avec pas mal de dates, notamment en France. Mais tout ça est tombé à l’eau : c’est un peu comme si un effort constant avait été anéanti, et que vous devrez à un moment donné recommencer quasiment à zéro ?
Non, en fait, c’est juste une manière différente d’envisager les choses. On n’est pas du tout déçus du travail qu’on a pu abattre pour ces concerts qui ont été annulés, on essaie simplement de transformer ça. On dispose d’une période pour se consacrer au projet et faire ce qu’on n’avait pas pris le temps de faire avant. Ça nous laisse aussi beaucoup plus de temps pour préparer les prochains concerts. C’est sûr que c’est contrariant parce qu’on avait une série de résidences qui sont annulées ou en suspens pour le moment. Mais ça nous permet d’envisager plus de possibilités, en tout cas.
Laisser une trace
Sur l’EP sorti fin mars figure un morceau intitulé Vivre et dans lequel on entend « rien laisser derrière moi, ce serait pire » : quand et dans quel état d’esprit ce texte a-t-il été écrit ?
Il a été écrit il y a peut-être deux ans, maintenant. Et l’état d’esprit… Toute la chanson vient du refrain (« On est tous voués à vivre » – ndlr). Essentiellement, tout se tient là-dedans. Les couplets sont un peu un prétexte pour ce refrain-là, ils sont interchangeables, on peut y raconter plein d’histoires différentes, c’est juste un parti pris d’y raconter celles-là. Mais l’état d’esprit est vraiment ce que dit cette chanson, qu’on a tous une vie à vivre, alors qu’est-ce qu’on en fait ?
Deux ans, ça nous ramène vers les débuts du groupe : c’est un de vos premiers textes ?
Il en fait partie, mais tous les morceaux de l’EP font partie de nos premières chansons. Ce disque était pour nous un moyen d’inscrire tout le début, la genèse du projet en tout cas, de manière plus formelle. On avait tous ce besoin-là. Du coup, oui, ce sont aussi des chansons qui ont déjà eu leur vie…
Ce texte évoque effectivement l’idée de laisser une trace. Vous y accordez tous autant d’importance ?
Moi oui, c’est pour ça que je disais que les couplets étaient un prétexte, dans ce sens-là. Le premier, c’est le parti-pris d’une autre vie que la mienne, et le deuxième, c’est plus mon point de vue. Alors oui, c’est sûr que c’est un peu mon objectif, laisser quelque chose. Après, je ne pense pas que ce soit une nécessité pour tout le monde, c’est purement subjectif. Mais c’est sûr que c’est une obsession qui me traverse pas mal.
La pochette fonctionne aussi comme un clin d’œil puisqu’on peut y lire la définition du terme “glauque”. On imagine que ce n’était pas encore clair pour tout le monde…
Pour ceux qui nous connaissent, si, ça a fini par l’être. Mais pour tous les gens qui ne nous connaissent pas, c’est aussi une manière d’inscrire notre identité dans le temps et d’avoir quelque chose de défini. Et c’est une technique de fainéants dans l’autre sens : on se dit que comme ça, on ne nous posera plus la question, on a déjà donné la réponse.
On sait l’importance du nom pour un groupe : quelle est l’histoire du vôtre ?
Il est venu deux ou trois jours avant notre premier concert. On était tous dans la pièce où on répétait à l’époque, on était encore au Conservatoire à Namur en fait, à l’IMEP (Institut Supérieur de Musique et de Pédagogie – ndlr). Il nous fallait un nom et on s’est juste mis à chercher. En quinze, vingt minutes, on est tombés là-dessus. Il y avait eu quelques autres propositions, je ne me rappelle plus exactement lesquelles, mais quand on a trouvé Glauque, on s’est dit que c’était cool. Voilà, c’est venu assez vite !
Rap ou pas rap ?
À propos de ce que vous faites, dans votre bio “officielle”, il est notamment question d’un « savant mélange de musique électronique et de rap à textes ». Ce qui fera peut-être tiquer ceux qui sont très stricts sur la définition de “rap”. Mais vous, vous le revendiquez ?
On ne le revendique pas… Je pense qu’à chaque époque, on peut trouver un style qui n’est pas que de la musique, qui a plus de connotations. Il y a eu l’époque où le rock représentait bien plus que le style de musique. Tout comme il y a quelques années, quand on disait “ variété française”, il y avait aussi une connotation dans l’inconscient collectif, pour le coup négative. Ici, on est dans la génération – même si ça commence à se perdre petit à petit – où “rap” comprend bien plus que le style de musique en lui-même. C’est tout un message derrière. Il y a plein de styles qui ont des connotations en dehors de la musique et un peu plus sociétales. Nous, on ne se revendique pas du tout de ce sens-là, de tout le côté culturel du rap. Par contre, si on doit parler uniquement de musique, je pense que c’est ce qui s’en rapproche le plus. Rap, c’est peut-être ce qu’il y a de plus facile pour définir notre musique et ce qu’on fait, donc le terme ne me dérange pas. On aurait pu dire “mélange entre rap et chanson française”, et en même temps on ne chante pas. Donc c’est compliqué, c’est l’enfer pour trouver les bons termes, parce qu’il y aura toujours des gens qui y trouveront à redire. Mais c’est sûr : on ne va pas se revendiquer de la culture rap, déjà parce que ce n’est pas la culture de tout le monde dans le groupe, et ce n’est pas non plus la musique que nous écoutons tous.
Justement, puisqu’il est question de la culture musicale des uns et des autres dans le groupe, où situeriez-vous l’influence de la musique classique dans ce que vous faites, puisque deux d’entre vous sont passés par le piano au Conservatoire ?
C’est compliqué à juger vu de l’intérieur quant à ce qu’on écrit. Par contre, quant au mode de fonctionnement, le fait que tous les musiciens du groupe ont un énorme bagage de musique classique, et du coup de connaissances techniques et musicales, facilite la tâche pour tout. Quand on maîtrise déjà bien sa partie en répétition, ça laisse plus de temps libre pour apprendre à interpréter et à tous bien jouer ensemble. On doit donc moins répéter… de manière bête et méchante, “s’entraîner” à jouer les morceaux. C’est surtout une aide à ce niveau-là. Et ça facilite la création au quotidien, c’est sûr, de ne pas tourner en rond, d’avoir une base solide.
De quoi se nourrit l’univers de Glauque ? Dans quel genre de “décor” naissent les textes comme la musique ?
Oh, c’est de la musique très nocturne, je crois. On crée tous beaucoup le soir. Et c’est une ambiance empreinte de notre mode de vie : on est tous un peu solitaires, à vivre plutôt la nuit, et dans une ville qui n’est pas super animée non plus. Mais je pense que c’est un mode de vie qui nous convient aussi. Tout tourne autour de ça d’ailleurs : même le nom de notre label, Écluse, renvoie à un endroit où on va souvent se balader, juste à côté de chez nous. Tout est un peu empreint de notre vécu, de près ou de loin.
Louis Lemage
On aurait pu dire “mélange entre rap et chanson française”,
et en même temps on ne chante pas.
Que représente alors un groupe pour des artistes “un peu solitaires” ?Je ne pense pas que ce soit franchement différent. Par contre, dans le processus créatif, on a besoin de ces temps chacun de notre côté, pour rassembler un peu d’inspiration. C’est rarement quand on est à cinq dans une pièce que naissent des chansons en tout cas. C’est plus dans ce sens-là. Mais dans la vie de tous les jours, du groupe, ça ne change rien : quand on part en tournée, on n’a pas de mal à être les uns sur les autres. Enfin, pas pour le moment.
Comment la manière de dire les textes, le rythme de la musique et ces espèces d’éruptions ou de “drops”, comme dans Plane par exemple, sont-ils liés ?
Les nouveaux morceaux sur lesquels on travaille procèdent plus d’une manière, mais pour ceux de l’EP, ça s’est fait un peu dans les deux sens. Certains titres ont été vraiment écrits en parallèle, j’écrivais un couplet et puis on composait une musique, puis un autre couplet et une musique, etc. Pour certains textes, la musique avait déjà été écrite, ou l’inverse. Sur cet EP, il n’y a pas vraiment de méthode très précise de création. Ça va un peu dans tous les sens.
Entre “F” et “H”
Vous travaillez encore autant à l’arrache qu’au tout début ?
Ben non… Déjà avec le confinement, on peut forcément s’y prendre plus à l’avance. Et même pour cet EP, on a pris le temps de réfléchir à tout. Surtout que notre deadline était celle que nous avions fixée. C’est différent des concerts passés, quand on n’avait pas le choix de faire telle ou telle chose pour une date précise. Ici, on a donc bien pris le temps de tout faire comme on le voulait.
Il y a un an, un an et demi, vous disiez que Glauque était « encore complètement en construction » et que vous en aviez bien conscience. Aujourd’hui, vous en êtes où, dans cette construction ?
Le fait qu’on puisse enfin “inscrire” un disque, un objet physique, un concept, nous libère de quelque chose. Je pense aussi qu’artistiquement, avoir pu y placer ces six morceaux nous a “libérés de notre passé”. Enfin, de ce qu’on a déjà vécu. Et ça nous permet d’avancer sereinement sur la suite, sans crainte de perdre les gens en route ou de mélanger un peu différentes choses qu’on a pu faire. On a notre évolution, donc je pense que maintenant, tout est plus clair dans nos têtes, artistiquement en tout cas. Et même au niveau de l’organisation, on a un peu pris le pas sur ce qu’on attendait de nous et ce qu’il fallait faire. On a un peu plus conscience de ce qu’est le travail de musicien, aujourd’hui.
À l’heure du tout numérique, l’objet disque, le support physique, a quelle valeur ?
C’est comme pour ceux qui achètent encore des CD ou des vinyles, je pense que c’est plus un moyen de se rappeler et, tout comme pour nous quand on l’a enregistré, de l’inscrire dans le temps. “Ok, ce groupe-là existe, je le soutiens !” En fait, ça pourrait être n’importe quel objet du groupe, j’ai l’impression maintenant que ça représente une espèce de souvenir. Plein de gens achètent des vinyles mais ne les écoutent même pas, c’est juste pour avoir l’objet. Moi le premier, d’ailleurs : j’ai acheté des vinyles et je n’ai même pas de platine chez moi ! Bien sûr, tu auras toujours des gens qui préfèrent l’analogique, le vinyle, mais ça reste une minorité. Sinon pour nous, c’est quand même notre premier disque. Nous avons travaillé sur notre propre thème de couleur, sur le concept, et puis ça représente deux années de vie du groupe. Au-delà du fait que ce soit un CD ou un vinyle, effectivement, c’est avant tout deux ans de travail. Et la décision d’inscrire les bases de Glauque.
Cet EP, vous le classez entre lesquels de ces vinyles que vous avez chez vous ?
Ouf, bonne question… Je dirais après un disque de Franz Ferdinand, j’ai beaucoup écouté ça quand j’étais petit. Entre Franz Ferdinand et Hooverphonic. C’est marrant parce que ce ne sont pas vraiment des trucs qui ressortent directement dans notre musique, mais par contre, je sais que ce sont des groupes qu’on a tous fort écoutés, mon frère et moi, ça se tient. Ma mère était complètement fan de Franz Ferdinand, donc on n’écoutait que ça quand on vivait encore chez eux. Ça et les White Stripes, ce genre de trucs. Et Hooverphonic… On a vécu dans la même chambre, mon frère et moi quand j’étais petit, et c’est un truc qu’il écoutait souvent.
Personnellement, la scène, vous vivez ça comment ?
Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas du tout réfléchi. Je pense de toute façon que ça se voit. C’est quelque chose de… délivré aux gens sans y réfléchir. C’est d’ailleurs un peu l’état d’esprit : un moment hors du temps, où je ne suis ni moi ni un autre. Il n’y a pas grand-chose qui me traverse la tête à ce moment-là, à part ce que je suis en train de faire. Mais je ne conscientise pas non plus. Finalement, c’est comme une pause dans la vie pendant 40 minutes, et puis après, on passe à autre chose. Avant, tu appréhendes, et après tu te rends compte. Mais pendant, il n’y a pas de ressenti clair, ou en tout cas systématique.
Une idée de la manière dont Glauque pourrait avoir changé, quand viendra l’heure du déconfinement ?
Ce qui est sûr, c’est que le premier concert qu’on refera après sera empreint d’énergie, d’envie d’y aller et de hargne. C’est sûr et certain, nous connaissant. Après, pour la suite, au vu de la situation, c’est un peu compliqué à imaginer. Je ne sais même pas non plus ce qu’on va avoir le temps de changer ou pas, ni si on va avoir le temps de répéter avant la reprise des concerts. On fera un peu à l’instinct. Mais le sentiment qui ressortira de ça, c’est sûr que ce sera une vraie envie d’y retourner. Enfin, déjà là, moi, c’est le seul truc qui me manque. Faire des concerts !
Glauque
Glauque
Écluse