Le dilemme du support
Mais que choisir ?
Générant 75% du chiffre d’affaires de l’industrie musicale en Belgique, le streaming poursuit inexorablement sa croissance. S’il offre une accessibilité optimale, son business model conduit toutefois à un déséquilibre du partage des revenus, un manque de valorisation des artistes émergents et à un formatage des contenus. Victime de son effet de mode et d’une hausse des coûts de production, le vinyle devient, pour sa part, un produit de luxe alors que le format CD ne touche plus qu’une niche de mélomanes. Alors quel support choisir? Tentative de réponse dans un marché en perpétuelle mutation.
Mercredi 14 septembre. Cinq jours après la sortie de son EP The Dictator qui bénéficie de la collaboration d’Iggy Pop, la violoniste belge Catherine Graindorge magnétise la Rotonde du Botanique à l’occasion d’un concert «release». Quelques minutes après sa prestation, les spectatrices et spectateurs ébloui·es se retrouvent autour d’une table merchandising installée dans les couloirs des Serres du Bota. Aidée d’une de ses deux filles et de son compagnon, Catherine a disposé des exemplaires CD et vinyles du EP The Dictator ainsi que le LP Eldorado, son précédent album paru en 2021. Dix-huit euros pour The Dictator, vingt pour Eldorado. On paie en liquide ou en virement virtuel via l’application Payconiq. Certains échangent quelques mots, d’autres demandent une dédicace ou un selfie. Ce n’est que sourire et bienveillance. Tou·te·s repartent dans la nuit, conquis par la musique et emportant chez eux une «trace» matérielle de cet instant magique.
Benjamin Schoos – Freaksville Records
Le marché est complètement dérégulé avec un pouvoir d’achat en baisse,
le prix des disques en hausse et une offre pléthorique de références.
Signée sur le label indépendant allemand Glitterbeat, Catherine Graindorge nous avoue quelques heures plus tard que le nom d’Iggy Pop a « bien aidé » pour que les exemplaires CD et vinyles de The Dictator voient non seulement le jour, mais soient aussi disponibles simultanément à la sortie numérique du EP sur les plateformes de streaming. « Au début du projet The Dictator, il y avait deux morceaux en collaboration avec Iggy Pop. Je trouvais ça dommage de les publier seulement sur les plateformes. La présence d’Iggy a convaincu mon label de faire un EP de quatre titres et de le presser en CD et vinyle. Je viens du classique où le format CD reste un support privilégié… à condition bien sûr d’être équipé d’une bonne installation. La qualité d’écoute en CD est bien meilleure que sur un format numérique compressé. Mon compagnon achète beaucoup de vinyles et de CD. On n’écoute que ça à la maison. En tant qu’artiste, l’objet physique représente un aboutissement de mon travail. Pour moi, ça avait du sens de sortir The Dictator en multiformat et les réactions sont très positives. »
Nouveaux comportements
Avant de commercialiser The Dictator, Catherine Graindorge s’est posée les bonnes questions et a trouvé les bonnes réponses.Chaque artiste qui souhaite rendre accessible sa musique enregistrée est confronté aux mêmes interrogations. Puis-je me contenter de diffuser mes chansons sur les plateformes ? Est-ce que ça vaut encore la peine de produire du format physique ? Et si oui, quel circuit privilégier ? La vente par correspondance, le réseau des magasins, le merchandising en fin de concert ? En fonction de critères économiques, de choix éthiques et du genre musical, les options peuvent varier. Et pour ajouter encore du piment au cruel dilemme, de nouveaux paramètres viennent bouleverser bien des stratégies. Les habitudes de consommation de musique ont évolué depuis la pandémie. L’explosion du coût des matières premières nécessaires pour la fabrication des supports physiques (le polymère pour le vinyle, le papier pour les pochettes vinyles et les digipacks CD), la flambée des prix de l’énergie, l’explosion des frais de transport et de douane pour les marchandises qui entrent ou sortent de l’Europe, le Brexit, la guerre en Ukraine et bien sûr l’inflation (12% pour la Belgique en octobre) pourraient laisser penser que le «tout numérique» va encore gagner des adeptes. C’est ce que prédisent, du reste, tous les analystes.
Surabondance de sorties et prix élevés
Artiste, fondateur du label Freaksville et président de la Fédération des Labels Indépendants Francophones (FLIF), Benjamin Schoos a une vue d’ensemble sur le marché de la musique. Il confirme les changements de comportement chez le consommateur. « Pendant la pandémie, on a remarqué une augmentation des ventes de supports physiques par correspondance. Les magasins étaient fermés et on sentait chez le public une envie de supporter la scène locale en achetant du CD ou du vinyle. Pour les labels et les artistes, ce fut un soutien énorme. Privés de live et de promotion, ils avaient le temps de s’occuper eux-mêmes de la logistique pour assurer les envois postaux. Ça ramenait un peu d’argent dans les caisses tout en maintenant une dynamique. Aujourd’hui, la situation est plus complexe suite à l’augmentation des coûts de production. Après avoir résisté longtemps, les labels sont obligés d’augmenter le prix des vinyles et des CD parce qu’ils payent eux-mêmes plus cher pour les fabriquer. L’autre phénomène qu’on constate depuis la reprise des activités post-Covid, c’est la surabondance des sorties. Résultat : le marché est complètement dérégulé avec un pouvoir d’achat en baisse, le prix des disques en hausse et une offre pléthorique de références. »
Alors quel format privilégier ? « Chez Freaksville, nous n’imposons pas le format, poursuit Benjamin Schoos. C’est le public qui choisit. Nous, on suit le marché et on s’adapte. Les gens veulent avoir tout à leur disposition sur les plateformes de streaming. Mais à côté de ça, il y a toujours une partie du public qui achète du vinyle ou du CD. On doit jongler avec les formats. Pour chaque projet, la question se pose en sachant que la solution idéale consiste en une sortie simultanée en format CD, vinyle et numérique. De cette manière, on sait qu’on va satisfaire tous les clients. »
Le vinyle, produit de luxe
Selon le dernier rapport annuel de l’Association des distributeurs et producteurs de musique en Belgique (BRMA, Belgian Recorded Musical Association, anciennement BEA, – ndlr) publié en avril, les ventes de musique en Belgique ont augmenté de 16% en 2021. Elles représentent un chiffre d’affaires de 90,94 millions d’euros (contre 78,26 millions d’euros en 2020). Sans surprise, le numérique domine le jeu puisqu’il génère 75% du chiffres d’affaires (68,27 millions), le CD (en chute constante) et le vinyle (en hausse de 78%) représentant chacun 10% du chiffres d’affaires. « De plus en plus de fans trouvent leur chemin vers leurs artistes préférés dans les plateformes de streaming car l’industrie de la musique a réussi au fil des années à y rassembler toute son offre dans un seul service, constate Patrick Guns, président de la BRMA et directeur d’Universal Belgium. Nous sommes convaincus que cette tendance va encore s’accroître dans les années à venir. Le streaming va encore gagner en adhésion. » Pour le CD, dont certains experts prédisaient la mort voici dix ans déjà et qui a, ironie de l’histoire, survécu à iTunes qui était sensé l’enterrer, le tassement devrait se confirmer. Et pas seulement pour des raisons économiques. En faisant disparaître le lecteur CD de ses nouveaux modèles au profit de connections Bluetooth ou USB, l’industrie automobile a accéléré inexorablement la chute de ce support. Quant au vinyle, effet de mode ou pas, il se profile de plus en plus comme un produit de luxe pour privilégiés.
Damien Waselle - [PIAS]
Il y a des artistes, notamment dans les musiques urbaines,
qui ne se concentrent plus que sur le numérique.
« Chez [PIAS], nous signons des artistes qui privilégient encore le format album, rappelle Damien Waselle, directeur de [PIAS] Belgium. Pour chaque sortie d’album, le rétroplanning tient compte de différents paramètres comme les délais de fabrication des supports physiques, la mise en place de la promotion via le lancement d’un single en radio ou l’organisation d’un showcase pour les pros et de la tournée. » Comme chez Freaksville, l’idéal dans la stratégie de [PIAS] est d’avoir une sortie simultanée streaming/CD/vinyle. « Et même parfois des cassettes, ajoute en souriant Damien Waselle. Par rapport aux statistiques de la BRAM, [PIAS] se situe plutôt dans la fourchette de 65% de chiffres d’affaires en streaming et 35% en support physique (CD, vinyles) pour les nouvelles sorties. Pour les rééditions, c’est de l’ordre de 80% en numérique et 20% en physique. Il y a des artistes, notamment dans les musiques urbaines, qui ne se concentrent plus que sur le numérique. Mais d’autres, comme Orelsan (qui a proposé des éditions CD numérotées et limitées de son dernier album Civilisation en distribution chez [PIAS], – ndlr), ont très bien compris l’utilité de ces supports physiques. Ils donnent de la visibilité au projet et ça répond à une demande des fans fidèles qui achètent du “physique” sans avoir pour autant un lecteur CD ou une platine vinyle… »
La fin de l’achat spontané
Voici quelques mois encore, il était fréquent de trouver des nouveaux albums vinyle vendus à vingt euros en ligne sur le site des labels ou des artistes. C’est une exception aujourd’hui. « Les coûts de production ont explosé et il n’y a plus que trois usines en Europe qui produisent ce support, poursuit Damien Waselle. Pour certains «extras», on a la chance de pouvoir se rabattre sur d’autres fournisseurs comme le flamand indépendant DUNK, mais c’est pour de petites quantités. Entre l’envoi du master et la réception de la commande, il faut compter six à sept mois de délais. Certains profitent aussi de la mode du vinyle pour spéculer. » Force est de constater que ce n’est pas seulement la faute des majors. Il suffit, du reste, de voir la flambée des prix sur le marché de la seconde main, notamment via le site discogs.com qui sert souvent de baromètre pour la «cote» d’un 33 tours, ou les prix pratiqués chez les disquaires branchés situés dans les quartiers gentrifiés de Bruxelles. Music For Animals, le dernier (triple) album du compositeur néoclassique allemand Nils Frahm, sorti sur son propre label, était ainsi vendu en vinyle à plus de 70 euros à sa sortie. Même si l’artiste doit être rémunéré justement pour sa musique et qu’un disquaire doit prendre une marge, rien ne justifie un tel montant.
« Dans les années 60, le vinyle était un business «mass market», analyse encore Damien Waselle. Soit un gros marché populaire, fabriqué à la chaîne avec une petite marge bénéficiaire. Aujourd’hui, on touche un marché de niche. C’est un format coûteux à produire, fabriqué dans peu d’endroits et disponible dans peu de commerces. Quand j’étais gamin, je pouvais glisser un 33 tours dans le caddie de mes parents quand on faisait nos courses au supermarché local et ils ne me disaient rien. Aujourd’hui, avec un vinyle à 30 euros seulement trouvable dans une poignée de disquaires situés dans les grandes villes, l’achat spontané ou émotionnel, c’est fini. Chez [PIAS], on vend davantage de vinyles en Flandre qu’en Wallonie. Parce qu’il y a davantage de disquaires dans le nord du pays et que le pouvoir d’achat y est plus élevé. Le vinyle s’adresse à des nantis, des passionnés ou des fans fidèles. » Benjamin Schoos confirme. « Le CD a encore un avenir chez les fans de jazz et de classique car ils recherchent le meilleur son. Chez Freaksville, les rééditions vinyles de références cultes comme François de Roubaix ou le label Les Disques du Crépuscule marchent très bien en Flandre. Pour les nouveaux artistes, il faut voir ce support comme un objet de merchandising qui est vendu aux fans à la sortie des concerts ou par correspondance. C’est un peu comme le supporter de l’Union qui va acheter l’écharpe, le nouveau maillot et ses places pour les matchs de son club. Mais pour le reste, il se contentera de regarder le foot à la télé ou sur le web. »
Manque de diversité
Par rapport aux supports physiques, coûteux, difficiles à trouver et à l’empreinte écologique non négligeable (un vinyle est composé à 43% de PVC, l’une des substances les plus toxiques pour notre planète, une vérité souvent «oubliée» dans le circuit de la musique alternative pourtant sensible à la problématique environnementale), le streaming semble donc incontournable. Mais il a aussi ses limites comme le rappelle une étude du GESAC (Groupement Européen des Sociétés d’Auteurs et Compositeurs) publiée le 28 septembre dernier. Selon cette enquête, 93% des artistes présents sur Spotify ont moins de 1.000 auditeurs par mois, ce qui pose un réel problème de diversité. Sachant que 60.000 nouveaux titres sont mis en ligne chaque jour sur Spotify (dont le catalogue compte plus de 70 millions de références), on comprend qu’il n’est pas aisé de faire connaître sa musique et encore moins d’en vivre via cet outil. L’enquête révèle également un véritable déséquilibre au niveau du partage des revenus. En effet, 30% des sommes générées restent dans les caisses des plateformes de streaming, 55% vont aux labels, contre 15% aux auteurs et éditeurs. Il faut aussi encore pointer la spécificité de notre marché avec sa petite taille, ses différentes cultures et une playlist Spotify Made In Belgium sensée encourager à “consommer local” où l’on ne trouvait, lorsqu’on l’a écoutée mi-octobre, que sept artistes francophones (Lous And The Yakuza, Charles, Roméo Elvis…) pour 93 flamands.
Damien Waselle – [PIAS]
L’album vinyle que tu as acheté il y a vingt ans, tu ne l’as payé qu’une seule fois.
Sur Spotify, chaque fois que tu cliques sur un morceau, c’est comptabilisé.
Par rapport à ses voisins européens, la Belgique comptabilise également un trop grand nombre d’abonnements gratuits sur Spotify. Sachant qu’un abonnement gratuit rapporte 10 fois moins aux auteurs qu’un abonnement payant, l’impact économique est énorme. Enfin, le Belge consomme trop peu de musique belge et c’est encore plus vrai en Wallonie qu’en Flandre où l’attachement à leurs «Bekende Vlamingen» est plus fort. « Actuellement, le marché du streaming ne rémunère pas nos auteurs à leur juste valeur, constate Steven De Keyser, CEO de la Sabam. La résolution de ce problème nécessite une prise de responsabilité commune qui implique que tous les acteurs poussent dans la même direction ».
Tout en reconnaissant que les artistes belges devraient être mieux rémunérés par les plateformes, Damien Waselle tient aussi à mettre les choses en perspective. « Comparer les revenus sur les plateformes et ceux générés par les supports physiques n’a aucun sens. L’album vinyle que tu as acheté il y a vingt ans, tu ne l’as payé qu’une seule fois. Si tu l’écoutes encore en boucle aujourd’hui ou si tu le revends dans une brocante, son auteur ne gagne plus rien. Sur Spotify, chaque fois que tu cliques sur un morceau, c’est comptabilisé. Sur les plateformes, on ne distingue pas non plus ce qui est entendu quelques secondes sur une playlist, ce qu’on écoute en musique de fond et ce qui est vraiment validé par le public. Je connais beaucoup d’artistes qui font des millions de vues sur YouTube ou des millions de streams sur les plateformes mais qui ne remplissent même pas l’Ancienne Belgique quand ils se produisent en concert. Il ne faut pas oublier enfin qu’une plateforme comme Spotify est globale et que la Belgique ne représente qu’une partie infime de cette globalité. 500.000 streams pour un artiste belge, c’est génial. Mais ça ne pèse rien comparé aux milliards de streams de Taylor Swift et Drake et c’est pourtant le même gâteau… »
Catherine Graindorge relativise aussi. « En 2021, je n’étais même pas inscrite sur Spotify. Mon label m’a encouragée à entreprendre les démarches quand j’ai sorti mon album Eldorado. La semaine de sa mise en ligne, j’ai eu 1.000 auditeurs et puis c’est très vite retombé. L’été dernier, j’avais 250 auditeurs sur Spotify. On m’a dit : « si tu paies pour booster tes chansons sur les playlists ou les réseaux sociaux, ça va remonter ». Mais je n’avais pas envie. Quand mon EP avec Iggy est paru, je suis repassée à 73.000 écoutes. Il faut savoir bien se situer par rapport à ça. Moi, je regarde ça avec amusement mais je ne veux pas me laisser obnubiler par ces chiffres et ces statistiques. Malgré tout, Spotify est un outil formidable. Une telle plateforme permet à ma musique de voyager dans le monde entier. Je peux entrer dans tous les foyers, ce qui ne sera jamais possible avec une distribution vinyle et CD. J’ai même un auditeur au Gabon et un autre à Madagascar ! Avec le projet de niche que je propose, je suis consciente que je ne gagnerai pas d’argent avec le streaming. Mais par contre, mes chansons vont peut-être tomber dans les oreilles de promoteurs ou dans une playlist. Le nombre de streamings, les vues, les like… Ce n’est pas mon truc, mais les programmateurs se basent là-dessus. C’est malheureusement la loi du marché. C’est comme ça. » Oui, c’est comme ça…