Black Mirrors
Le monde de demain
Le groupe formé autour du duo que constituent Marcella Di Troia et Pierre Lateur a connu quelques changements de line up au cours de ces dernières années. Avec la sortie de Tomorrow Will Be Without Us, le 4 novembre sur Napalm Records, une référence dans le genre “rock dur”, les Brainois mettent les points sur les “i”.
Si aujourd’hui, Black Mirrors, c’est un EP et deux albums plus une démo devenue collector, de l’eau a coulé sous les ponts depuis leurs débuts. En 2013, au commencement, Marcella jammait pour le plaisir avec deux potes (sic) qui formaient aussi la section rythmique de Moaning Cities (Juliette Meunier à la basse, Melissa Morales à la batterie) et elle imaginait trouver une quatrième musicienne pour compléter la bande. Aujourd’hui, comme le dit Pierre, le guitariste : « On est en constante évolution ». Avec ce nouvel album par exemple, mis en boîte par un producteur de renom, les références “nineties” qu’on peut percevoir sont complètement assumées. « Ce que j’écoutais quand j’avais 16, 17 ans, est ressorti à fond, admet Marcella. Alors que je n’étais pas forcément là-dedans quand on écrivait. C’est vraiment un truc bizarre, l’inspiration : ça sort de nulle part et ça ne se gère pas forcément. » Et d’ajouter en riant que si ça se trouve, le prochain disque sonnera beaucoup plus punk. Les constantes, alors ? La conscience, les idées qui les animent. Et, comme le dit la chanteuse : « On fait du rock ! ».
Marcella Di Troia
On est dans une période où il faut transitionner,
aller vers quelque chose de différent,
une autre manière de consommer, de faire,
de vivre dans ce monde.
Les albums qui nous sont arrivés ces derniers mois ont en général été écrits et bouclés pendant cette période que nous avons tous connue, très pénible pour certains groupes, fort productive pour d’autres. C’était quoi, pour vous?
Marcella Di Troia : Pour nous, ça a été productif, évidemment… comme Pierre et moi sommes profs de musique. Globalement, c’est souvent à deux que nous composons le squelette des chansons. Et là, on ne pouvait plus donner cours, plus rien faire, donc on s’est dit : « Jouons, quoi ! ». Et c’est ce qu’on a fait mais pour le plaisir, sans vraiment penser composer le prochain album de Black Mirrors. On est parti de pas mal de mes idées de départ parce que bizarrement, j’ai été super productive. Ça m’a inspirée, cette période. Auparavant, les idées de base venaient essentiellement de Pierre…
Pierre Lateur : Je dirais que cette fois, c’était à 60% de toi… Mais beaucoup plus qu’avant, oui.
M.DT. : Ce sont des choses que j’avais écrites pendant le confinement et même bien avant ça. J’avais peut-être un peu plus d’assurance, de connaissance des programmes à utiliser, peut-être plus envie de jouer de la guitare, je ne sais pas exactement… Mais je prenais ma gratte et je m’amusais. Après, il y a eu aussi des chansons qui partaient d’idées de Pierre ! Et à un moment, quand on s’est retrouvé avec 25, 30 morceaux, on s’est dit qu’il y avait de la matière pour un album. Travaillons ça avec un producteur, enregistrons et puis voyons ce qu’on en fait…
Alors justement, ce producteur, c’est Alain Johannes, qui a travaillé et/ou joué avec Queens Of The Stone Age, Mark Lanegan, Arctic Monkeys, PJ Harvey ou même les Belges de Millionaire et K’s Choice… En outre, on l’entend ici et là sur l’album. Sauf que vous ne pouviez pas le rejoindre à Los Angeles… et lui ne pouvait pas venir en Belgique : ce fut compliqué?
M.DT. : En gros, on a commencé par des sessions acoustiques, juste Pierre et moi, devant notre ordinateur, via Zoom. Lui écoutait ce qu’on faisait, avec une guitare acoustique à la main. Et puis on travaillait comme ça la base de morceaux. Ensuite, le travail s’est fait en groupe. Il participait à notre répète, en fait. On lui envoyait le son en streaming et, malgré une ou deux secondes de décalage, il entendait ce qu’on faisait et on se voyait par Zoom. La troisième étape, ça a été le studio. Il se réveillait à 3h ou 4h du matin à Los Angeles pour nous suivre en direct, et il était midi pour lui quand nous avions terminé la journée… Oui, c’était un processus assez particulier !
À l’origine, vous l’avez juste contacté, et il a dit « oui » ?
P.L. : On avait une liste… C’est quelque chose qu’on aime bien faire quand on cherche à travailler avec des gens. Là, on ne s’était pas limité : on avait répertorié une soixantaine de noms, autant de producteurs « réalistes » du coin, des Belges, que des Américains. On s’est dit que pour les Américains, c’est comme si on lançait une bouteille à la mer et qu’on allait bien voir qui répondrait. Et en fin de compte, on a quand même eu deux réponses : Alain donc et Michael Beinhorn (Soundgarden, Hole, Red Hot Chili Peppers…, – ndlr). On a discuté avec les deux, mais avec Alain, il y a eu comme un feeling, humain et musical, un truc un peu spécial qui s’est passé même si c’était en vidéo. On a senti qu’on avait affaire à un musicien avant tout, pas juste un producteur qui se disait qu’il allait gagner tel montant, faire ça à distance et que ce ne serait pas trop de travail. Alain, il est super abordable vu son CV. Il a joué avec plein, plein de gens, mais il ne te le fait pas du tout sentir. Et donc ça a été très naturel. On a fait deux morceaux d’essai, ça a bien fonctionné, pour nous comme pour lui, et on a décidé d’attaquer l’album.
M.DT. : Pour moi, ça avait aussi du sens de bosser avec lui. Dans les années 90, avec sa femme, il avait un groupe qui s’appelait Eleven. Je trouvais ça rigolo parce qu’en soi, c’est un peu la même relation que nous avons Pierre et moi au sein de Black Mirrors. Mais en fait, oui, il y avait vraiment un truc qui nous disait : « C’est lui, il y a quelque chose à faire ensemble ! ».
Ce quelque chose, c’est Tomorrow Will Be Without Us, un album au titre aussi parlant que son contenu quant à l’évolution de notre monde. Jusqu’où la période que nous évoquions a-t-elle influencé l’écriture?
M.DT. : Disons que la question de la collapsologie, on se la posait déjà avant le Covid. Mais la situation dans laquelle on se trouvait à ce moment-là, l’a encore plus mise en avant. Dans le sens : pourquoi en est-on arrivé là ? Qu’est ce qui a fait que nous, les êtres humains, on chope ce virus qui, a priori, n’est présent que chez les chauves-souris, par exemple ? Tout ça a amené la question de la déforestation, de la disparition des espèces, des contacts entre l’homme et des animaux avec lesquels il n’avait pas forcément de contacts avant… Et donc, plus de maladies et de transmission de maladies. Ça avait du sens, mais après, on n’a pas non plus voulu parler du Covid en soi. La question est plutôt de savoir pourquoi on en est là maintenant ? Et qu’est-ce qu’on va faire de tout ça, aussi ? On est dans une période où il faut transitionner, aller vers quelque chose de différent, une autre manière de consommer, de faire, de vivre dans ce monde. Ce système-ci, ce n’est plus possible. Ça, c’était déjà dans nos têtes avant le Covid et ça l’a été très, très fort pendant le Covid. Et c’est encore très présent maintenant.
Pierre Lateur
On ne veut pas rentrer dans une espèce
de système de production un peu machinal.
On peut entendre dans vos propos des échos de ceux d’un groupe comme Gojira. Vous vous en sentez proches ? Musicalement parlant, mais aussi par la démarche?
P.L. : Musicalement, j’adore ce qu’ils font. Je suis probablement dans mes goûts moins « metal » que ce qu’ils ont pu faire, et je sais que beaucoup de fans de Gojira commencent à décrocher depuis deux ou trois albums. Moi, c’est justement depuis deux ou trois albums que je rentre beaucoup plus dedans. Leur dernier album, qui est justement sorti pendant cette période (Fortitude, en 2021, – ndlr), je l’ai vraiment trouvé fantastique. Et c’est clair qu’au niveau thématique, on peut faire des parallèles avec ce que Marcella évoque dans ses textes.
M.DT. : Je pense que c’est normal : c’est un problème d’actualité. Il faudrait que beaucoup plus d’artistes en parlent, portent un peu de ces idées, pour que ça puisse rentrer dans la tête des gens. C’est aussi notre rôle, en quelque sorte, de parler des choses qui nous tiennent à cœur, de ce qui ne fonctionne pas comme on l’entend et des problèmes dont on fait partie.
P.L. : Je voudrais être très clair sur une chose : on ne prétend absolument pas ne pas faire partie du problème. On ne veut pas juger une société dont on serait extérieur qu’on verrait du haut de notre tour d’ivoire. On est complètement conscient de faire partie de l’équation, à notre propre échelle. De manière générale, c’est plus l’expression d’un sentiment global, d’un ressenti qu’en tant qu’artiste, on a envie de sortir. On est musiciens, c’est via la musique et les textes de Marcella qu’on le met sur la table. Rien de plus. On n’est pas un parti politique, on n’indique pas une direction à suivre.
L’artiste fait éventuellement partie du problème… doublement ? Il y a l’être humain, mais il y a aussi les tournées, l’industrie de la musique…
P.L. : C’est une question qu’on se pose, que je me pose depuis bien avant qu’on écrive cet album. J’avais lu une interview de Foals, dans laquelle la question se posait aussi : aller tourner en traversant l’Atlantique, à bord de tourbus énormes, qui consomment à fond, est-ce que ça a encore du sens par rapport à nos convictions ? Et je n’ai pas la réponse à ça. Mais en tout cas, ça pose question.
M.DT. : Les tournées… Oui, on utilise de l’essence, on consomme, c’est sûr, et ce n’est pas ce qu’il y a plus de plus écologique. Mais on essaie de faire un effort de notre côté. On a une alimentation végétarienne, voire végane, on essaye d’acheter au maximum en seconde main, pour compenser, quelque part, et ne pas trop faire partie de cette croissance. Mais si on veut être musicien et gagner un peu notre pain avec ça, on est obligé d’en faire un petit peu partie aussi… en essayant de minimiser l’empreinte écologique.
Quand on écrit sur des sujets qui sont à ce point dans l’actu, cela prend-il plus de temps ? Est-ce plus exigeant, parce qu’on n’a pas envie d’arriver avec des clichés ou d’enfoncer des portes ouvertes ?
M.DT. : Ça me prend beaucoup, beaucoup de temps. Et encore, j’écris en anglais. Généralement, on est encore bien plus exigeant quand on écrit en français…
Vous écrivez directement en anglais?
M.DT. : J’écris directement en anglais et c’est clair que ce n’est pas évident ! Je prends parfois des heures pour écrire quatre phrases. Je suis influencée aussi par des artistes comme Jim Morrison. Je trouve sa plume magnifique : on lit le texte et on voit directement les images. J’essaie souvent de reproduire ça, de ne pas utiliser des mots de la même manière que dans la vie de tous les jours, pour mettre un petit peu de poésie dans le texte. Du coup, ça me prend énormément de temps. La réflexion, aussi. Et les recherches, pour ne pas dire de conneries, non plus. Si le thème, c’est l’anthropocène, je vais lire un livre sur l’anthropocène pour vraiment bien me documenter et pouvoir bien écrire dessus. Donc oui, écrire ces textes prend du temps, mais au final, je suis contente.
Deux albums à votre actif, c’est peu ou pas ? Certes, il y a eu la situation sanitaire…
P.L. : Il y a ça, oui. Mais on croit particulièrement au fait que les choses doivent être accomplies de manière honnête et naturelle. On ne veut pas rentrer dans une espèce de système de production un peu machinal. Pour nous, un album est la photographie d’un instant et cet instant doit représenter quelque chose pour qu’un disque sorte.
Black Mirrors
Tomorrow Will Be Without Us
Napalm Records