La critique musicale en 2022
Stop ou encore ?
« Écrire sur la musique, c’est comme danser sur l’architecture » aurait un jour balancé Elvis Costello. Ou était-ce Frank Zappa ? Quoi qu’il en soit, ça date du temps où la critique musicale était écoutée, prise (trop ?) au sérieux et permettait de vivre correctement d’une vocation ; fin mélange d’érudition, de talent littéraire, de mauvaise foi et de simple marketing. Une occupation qui existe toujours, mais de moins en moins rentable et donc moins rémunérée, et que l’on dit même souvent à deux doigts de rejoindre la liste des métiers disparus. Ou pas, finalement, contre toute attente ?
Exercice littéraire un poil masturbatoire ou vrai service au lecteur ? Journalisme pur et dur ou partenariat marketing au ton – plus ou moins – libre et indépendant ? Conseils humains pertinents ou avis aussi aptes à tourner en rond que les algorithmes… qui ne proposent que des choses qui se ressemblent?
Certes, des noms comme Lester Bangs, Yves Adrien, Nick Kent, Simon Reynolds et Nicolas Ungemuth ont pu briller à l’exercice de la “critique rock” et donner l’envie d’acheter des disques. Mais est-ce même encore possible à l’heure des playlists, du streaming et de ce marketing moderne pensé pour ratiboiser tout semblant de pensée critique? Qui lit (ou écoute ?) encore les critiques musicaux, chez les jeunes, sur Internet?
Un site comme Goûte Mes Disques partage toujours ses emballements mais, justement, on parle bien là davantage d’emballements plutôt que de moqueries (critiques…) vis-à-vis de sorties jugées minables. De nos jours, la critique érudite (ou non) donnant son avis sur tout ce qui sort, semble avoir bel et bien vécu.
Laurent Raphaël - rédacteur en chef du Focus-Vif
La critique musicale indépendante est le moins pire des systèmes
pour explorer la sono mondiale sans s’y perdre.
Dans la presse quotidienne et généraliste, les critiques d’albums sont de plus en plus rares, de plus en plus courtes. TOUS les magazines spécialisés (Rock This Town, Ritual, Mofo, RifRaf, Voxer et Out Soon) ont quant à eux disparu depuis belle lurette. De l’avis communément admis au sein des journalistes spécialisés, la simple critique est désormais un moyen de présenter une sensibilité, un choix personnel, de mettre en avant des petits labels ou des groupes débutants. Le minimum, donc. L’article de fond, l’interview, voilà autre chose nettement plus appréciable, pas seulement au niveau promotionnel mais aussi au plaisir de l’écrit et de la lecture. Bref, il y a bien depuis quelques années une réelle question de fond sur la “pertinence” de la critique. Qui reste encore défendue par des clans d’irréductibles Gaulois, à l’instar de Laurent Raphaël, rédacteur en chef du Focus-Vif : « La critique musicale indépendante – indépendante d’intérêts économiques ou idéologiques s’entend – est le moins pire des systèmes pour explorer la sono mondiale sans s’y perdre. On n’a en tout cas rien trouvé de mieux pour séparer le bon grain de l’ivraie, débusquer les perles rares et démasquer les charlatans. Ce rôle d’arbitre qui refuse la paresse intellectuelle, et suppose une part de snobisme, d’élitisme et d’arrogance, qui passe mal à l’heure de la pensée chicorée, est d’autant plus crucial aujourd’hui que la presse classique a tendance à délaisser la critique pure et dure, sans colorants et sans additifs, au profit de formats fast food inspirés de la culture web. C’est moins un problème de format d’ailleurs que de paresse intellectuelle et de manque de convictions. Ne pas faire de vagues, ne pas froisser les sensibilités et amuser la galerie sont les nouveaux standards de la “critique” 2.0 ou 3.0 ».
Laurent Raphaël est de cette génération qui a connu l’âge vraiment d’or des Inrocks et de la presse gratuite ainsi que la phase des blogs musicaux et l’ère MySpace des années 2000, qui ont « fait émerger des groupes sortis de nulle part » comme Arcade Fire et Arctic Monkeys. À ses yeux, le fossé entre celles et ceux qui accordent encore un peu d’importance à la critique n’est toutefois pas générationnel mais bien culturel, « l’intérêt pour des contenus de qualité étant présent dans toutes les tranches d’âge. » L’avenir de l’exercice critique ne se serait donc pas arrêté le 23 avril 2006, date de la création de Spotify. « Je vois trois scénarios : dans le premier, la critique devient une niche, plus ou moins prospère, réservée à un public averti prêt à payer cher pour entendre des avis nuancés, construits, charpentés, voire littéraires. Dans le second, plus apocalyptique, la loi du marché, les algorithmes et le langage aseptisé ont écrasé toutes les voix discordantes et toute forme de complexité au profit d’un discours creux, interchangeable ou de faux clashs instagrammables. La troisième voie, que j’appelle de mes vœux, verrait la critique épouser de nouveaux formats (podcasts, publications de prestige comme chez Le Mot et le Reste…) sans pour autant tuer la presse papier, berceau historique de la critique. »
Une vision du futur proche que partage Jeff Lemaire, tête pensante du site Goûte Mes Disques, autre tribu de derniers Mohicans locaux : « Des scénarios que Laurent esquisse, j’opterais moi aussi assez naturellement pour la troisième voie, qui est la plus intéressante, et celle qui est le plus en phase avec les habitudes de consommation de 2022. Ceci dit, cette troisième voie existe déjà : des bons podcasts musicaux, cela ne manque pas, des ouvrages passionnants et pertinents sur la musique sortent très régulièrement et sur YouTube, on peut trouver des formats pas inintéressants sans trop se fouler. Le nerf de la guerre restera encore et toujours l’argent. On a habitué le consommateur à une illusion de gratuité et je suis assez pessimiste par rapport à la capacité du consommateur lambda à investir dans la presse culturelle. Goûte Mes Disques n’a pas de modèle économique. On ne vit aujourd’hui que de maigres rentrées et même quand on explique aux gens la démarche, on galère à obtenir une centaine d’euros par mois alors qu’on peut s’appuyer sur une communauté de milliers de personnes. Ce qui me fait dire que bien que la troisième solution serait la meilleure, on risque fort d’aller plutôt vers la première, celle d’une presse musicale devenue niche. Parce que soyons honnêtes : le second scénario où les algorithmes et la loi du (cyber)marché cassent tout, c’est déjà arrivé selon moi… et on en paie le prix fort aujourd’hui. »
Le temps des “bibles” (les Inrocks de 1990, le NME de 1994…) étant révolu, quasi tout le monde reconnaît aujourd’hui picorer, autrement dit fréquenter des niches, justement. Goûte Mes Disques, Gonzaï et Pitchfork sont les noms qui ressortent le plus souvent. Wire chez les plus pointus. Même s’il semble clair que quelques phrases éventuellement brillantes n’auront plus jamais la même force de frappe sur le public qu’une chanson placée dans une scène choc de la série culte du moment, la critique musicale n’est donc pas forcément condamnée. Selon Laurent Raphaël, « elle évolue, elle se métamorphose. Il y a beaucoup de déchets mais on voit aussi apparaître des initiatives intéressantes qui pourraient lui donner un coup de fouet. Je pense par exemple à ces séances d’écoute sur YouTube avec les commentaires en direct. Le discours sur la musique intéresse toujours les gens. Mais la posture du critique en surplomb qui déverse la bonne parole pourra à l’avenir être plus compliquée à tenir. »
À raison, sans doute. Prenons quelqu’un de généralement reconnu comme un excellent critique, le britannique Simon Reynolds. Ce qu’il pense en quinze lignes du dernier Beyoncé peut être très intéressant. Mais moins que ses livres sur le post-punk et les raves et moins que les podcasts où il parlerait de ces bouquins. Moins aussi que les playlists de post-punk et de rave-music qu’il pourrait concocter pour l’une ou l’autre plateforme de streaming. Et même moins qu’une interview de Beyoncé par Simon Reynolds. Le désintérêt pour la critique musicale tient donc assurément aussi de l’intérêt justement souvent limité de l’exercice, surtout à une époque où des technologies abordables permettent des choses beaucoup plus créatives qu’un paragraphe poussif et tortueux pour dire qu’un album est juste “moyen”. Comme le dit Jeff Lemaire : « La critique musicale, j’adore ça. Je ne comprends pas trop le désamour pour cet exercice qui est passionnant quand il dépasse le strict cadre de l’analyse pure et dure du disque pour essayer de placer celui-ci dans un contexte plus large, et d’y ajouter des balises et des indices qui permettent de mieux appréhender l’époque dans laquelle on vit. En tout cas, quand c’est possible, c’est ce qu’on essaie d’apporter avec Goûte Mes Disques. Mais on ne peut pas nier que l’avènement des blogs et des webzines, s’ils ont été l’occasion de découvrir un paquet de belles plumes, ont été aussi un terreau fertile pour une quantité non négligeable de “wannabe” Lester Bangs, qui n’avaient pour eux que des ambitions inversement proportionnelles à leurs talents. »
Tiens, et si on lançait un webzine où l’on critiquerait les critiques ?