Make Techno Queer Again !
La nuit, tous les chats sont gris. Chacun peut se présenter comme bon lui semble, se transformer en reine de la nuit ou montrer son vrai visage : gay, trans, genderfluid, chômeur, banquier ou drag queen… Tout est permis, la nuit accueille le monde tel qu’iel est. Sauf que cette image d’Épinal n’est plus tout à fait juste.
Si la house et la techno sont nées parmi les communautés noires et “queers” aux États-Unis, elles ont aujourd’hui l’image de musiques d’Européens aisés et bien comme il faut. « C’est devenu un phénomène global, dit Tom Brus du C12. Sortir en club, c’est un hobby qui coûte de l’argent, il faut pouvoir se permettre de payer une soirée et c’est vrai qu’à un moment, les Blancs hétéros se sont un peu appropriés le truc. Avec l’EDM (Electronic Dance Music,– ndlr), on s’est beaucoup éloigné de ce qu’était l’électro au départ ». En d’autres termes : « Sur le dancefloor, si tu regardes autour de toi, c’est surtout des hommes blancs », dit Shaïne Mahaux du collectif Psst Mlle.
Yasmine Dammak – Not Your Techno
On doit faire nous-mêmes les soirées pour mettre ces artistes en avant.
Le constat est là : la scène électro (au sens large), réputée inclusive et ouverte d’esprit, ne l’est plus tant que ça. Ça se traduit par un manque de visibilité des personnes FINTA (femmes, intersex, non-binaires, trans, a-genre), queers ou d’origine étrangère, que ce soit dans la cabine du DJ ou sur la piste. Résultat, iels restent sous le radar, préférant des soirées au sein de leurs communautés organisées par une des nombreuses associations qui défendent leurs droits à plus de visibilité. Des soirées plus “chill”, plus “safe”, plus ouvertes d’esprit, en un mot, plus agréables. Mais pour faire avancer les mentalités dans la bonne direction, rester entre soi ne suffit pas, « on doit occuper l’espace, éduquer, se mélanger ».
Goddess is a DJ
Il y a quelques mois, le rapport de la plateforme SCIVIAS a jeté un fameux pavé dans la mare des organisateurs de concerts en calculant le nombre de personnes FINTA à l’affiche des festivals de la Fédération Wallonie-Bruxelles : 78% d’hommes, 21% de femmes, 1% de personnes non-binaires. La scène électro n’échappe pas à ce constat, même si des efforts ont été faits ces dernières années. À Dour, 11 artistes sur 30 programmé·e·s sur la scène Balzaal étaient des femmes ou “female identified”.
Le festival Bru-X-Elles qui aurait dû avoir lieu fin septembre au VK désirait mettre sous les projecteurs les artistes FINTA (on leur doit par ailleurs ce nouvel acronyme qui permet de ne parler que d’identité de genre et non de questions d’ordre sexuel,– ndlr). En avril, un appel à artistes avait été lancé. Les organisteur·ices ont reçu… 247 candidatures.
En clair, il y a de quoi faire. Rien qu’au niveau de la scène électro, on peut citer Melissa Juice, Sara Dziri, Karla Böhm, AliA, Spirite, Vera Moro, Dance Divine, Gem&I, Marouchka… Les artistes sont là, elles et iels existent, mais on ne leur offre que trop rarement la scène. C’est notamment pour remédier à cela que des collectifs sont nés, eux aussi nombreux, mais qui vivent avec les moyens du bord et la passion de la cause juste à défendre : Psst Mlle, Not Your Techno, Mothers & Daughters (MoDa), Les Volumineuses…
Souria Cheurfi - Psst Mlle
La question des quotas est compliquée.
D’un côté, c’est un outil hyper efficace,
mais si tu n’as pas un travail de fond derrière,
ça ne sert à rien.
« On doit faire nous-mêmes les soirées pour mettre ces artistes en avant, dit Yasmine Dammak de Not Your Techno, mais on a aussi besoin d’appréciation par d’autres organisations plus reconnues. » « Sur le long terme, l’objectif est d’influencer le secteur musical avec les événements qu’on organise, dit Souria Cheurfi de Psst Mlle. Ce dont on a besoin, c’est que les institutions culturelles reconnues de type AB ou Bota suivent. Mais c’est tout l’écosystème qui doit évoluer. » Exemple parlant, parmi les programmateurs en FWB, seules 15% sont des femmes.
Pour autant, chacune est d’accord pour dire que les choses bougent dans la bonne direction. Il y a eu un éveil. Les clubs comme le C12 ou le Fuse ont embauché des femmes comme DJ résidentes (AliA et Karla Böhm au C12, Sara Dziri au Fuse). Et, probablement grâce au rapport SCIVIAS, les programmateurs se posent désormais la question de la diversité de leur line-up. Mais, il y a deux “mais” à considérer.
Cet éveil est-il dû à une réelle volonté de coller à la société ou a-t-il pour but d’atteindre un certain quota ? « Ne le font-ils pas simplement par peur de se faire dénoncer ? Pour moi, c’est ça qui est un peu dérangeant, dit Shaïne de Psst Mlle. La démarche n’est pas saine et réelle. Et on arrive à des situations comme à Marseille où une fille trans s’est faite programmer dans une boîte et elle a été reçue comme une merde. »
« La question des quotas est compliquée, enchaîne Souria. D’un côté, c’est un outil hyper efficace, mais si tu n’as pas un travail de fond derrière, si rien ne change à l’intérieur des structures et des institutions culturelles, ça ne sert à rien. Le line-up, c’est la pointe de l’iceberg. » C’est le deuxième “mais”. Le changement doit se faire en profondeur. Il faudrait aussi parler de la sécurité, des techniciens, des managers, programmateurs, directeurs de clubs et de salles, etc. Bref, l’écosystème de la musique live a besoin d’être féminisé.
Safe Space
Voilà pour la cabine DJ. Place au dancefloor. « On a fondé Not Your Techno en partant d’un constat, dit Yasmine Dammak, cofondatrice du collectif en 2019 avec la DJ Sara Dziri – toutes deux d’origine tunisienne. La musique électronique, c’est notre truc, on sortait faire la fête et on se demandait : où sont les personnes comme nous ? On est vraiment les seules à aimer ce genre de musique ? »
Il s’avère que la nuit n’est pas très accueillante, « pour les femmes, on l’a bien vu avec #BalanceTonBar, mais aussi pour les personnes trans, queers ou non-binaires. Iels ne se sentent pas dans un “safe space” ». « Je ne pense pas qu’on puisse dire qu’on se sente en sécurité dans un club en 2022, dit Shaïne de Psst Mlle. Certes, il y a beaucoup de choses qui sont mises en place, mais est-ce que je me sens plus safe maintenant en tant que femme qu’avant ma transition ? Non. L’alcool aidant, on sait que ça peut devenir rapidement dangereux. »
C’est la question de l’accueil, de l’atmosphère d’un club. « C’est important de mettre l’accent sur l’accueil, dit Yasmine de Not Your Techno. En tant que personne queer, on peut adhérer à des endroits plus masculins et hétéros, mais si tu ne te sens pas la bienvenue, qu’est-ce que tu fais ? Beaucoup évitent certains endroits pour cette raison. »
Là-dessus aussi, les choses commencent à bouger. Ces deux dernières années, en fait, depuis #BalanceTonBar, les changements se font sentir, des choses « pour éduquer le staff » par rapport à la présence de personnes FINTA. Au C12, les initiatives ont commencé dès 2019 où « on a eu beaucoup de monde et parfois des comportements pas toujours cool », dit Tom Brus, cofondateur du club.
Concrètement, le club, qui tient à avoir un public diversifié et ouvert d’esprit, collabore avec différents collectifs. À l’entrée (jamais de prévente, ça permet un premier filtrage), Shaïne de Psst Mlle « fait un speech d’intro qui permet d’expliquer nos valeurs. À l’intérieur, on essaie de limiter les photos au maximum, dit Tom Brus. On a aussi créé cette team de personnes FINTA qui sont là pour naviguer incognito dans le club et essayer de repérer des comportements qui ne sont pas ok. À ce moment, la sécu doit leur faire confiance et sortir la personne en question ». Il y a aussi un “helpdesk”, des toilettes mixtes et des collaborations en vue avec cette scène pour de futures soirées.
Reste à savoir si ces initiatives seront suffisantes pour faire évoluer les mentalités. L’idée étant aussi « d’améliorer l’atmosphère générale dans l’espace public ». L’un dans l’autre, il s’agit aussi pour les communautés qui l’ont créé de se réapproprier la techno. Shaïne de Psst Mlle : « Il y a des Afro-Américains aux USA qui ont lancé un mouvement Make Techno Black Again. C’est vraiment l’idée de réapprendre l’histoire de la techno et dire : ben non, ce n’est pas une musique de berlinois blancs, c’est une musique d’Afro-Américains queers. C’est bien de le rappeler. Les kids qui sont en club ne sont pas forcément au courant de ça. C’est aux clubs d’éduquer le public là-dessus. L’éducation peut se faire sur le dancefloor ».