Gil Mortio
Hors cadre
Orchestrateur, producteur, muti-instrumentiste, réalisateur, accompagnateur… Le Bruxellois multiplie les rôles et les collaborations depuis 20 ans. Il fait de l’improvisation son moyen d’expression principal, une manière de rester hors des clous et de continuer à se surprendre.
«Pour le même coup, j’aurais pu être caissier », plaisante Gil Mortio lorsqu’il repense à ses débuts au piano, vers ses sept ans, époque où il adorait « appuyer sur des boutons ». S’il suit quelques cours, il continue son apprentissage de son côté. Même scénario pour la guitare, qu’il découvre quelques années plus tard. Lire des partitions ou déchiffrer les tablatures l’ennuie. « Je n’ai jamais aimé travailler, je crois », confie-t-il. Plutôt que d’apprendre des morceaux par cœur pour les reproduire parfaitement, il préfère bidouiller, trouver d’autres accordages, suivre son instinct. Il avoue se sentir parfois « extraterrestre » dans sa manière de jouer vis-à-vis de ses pairs. « Quand j’ai commencé, j’ai essayé de faire comme tout le monde avec le rock 90’s qui passait à la radio, mais en prenant un malin plaisir à ne jamais apprendre les morceaux et en improvisant tout autour. Je suis resté comme ça, pour le meilleur et pour le pire, je suppose. »
Étonnamment, après avoir suivi des études de cinéma et de son (IAD, INRACI) et une année au Conservatoire du Luxembourg en guitare jazz, le producteur se retrouve en composition classique au Conservatoire de Liège. « J’étais obligé d’aller à fond dans la partition. Mais j’ai une espèce d’aversion totale pour le travail et le fait de devoir lire les notes qu’on m’impose, soutient le producteur artistique multi-instrumentiste Bruxellois. Avant d’aller au conservatoire, je pensais que les rockeurs avaient tout inventé et que les jazzeux avaient découvert la dissonance. En sortant de là, j’ai compris qu’il y avait beaucoup de gens qui avaient fait de la musique avant eux. » Cette expérience lui permet de faire des ponts entre différents styles musicaux.
Il touche au classique, à la chanson, au rock, au jazz. Ses collaborations sont nombreuses, on le retrouve tout simplement partout dans la scène musicale belge depuis une vingtaine d’années (ATTICA, Mud Flow, Barbarie Boxon, Mathias Bressan…). L’artiste de 45 ans se trouve aussi parfois derrière la caméra pour la réalisation de films ou de clips (Jawhar, Endz). Son groupe de rock psyché Joy As A Toy, formé en 2009, reste ce qui se rapproche le plus d’une expérience solo. Sans oublier son groupe d’improvisation, Pompei, pour lequel il tient la basse. « Mes projets solo sont plutôt collectifs, finalement ! J’ai, par exemple, un projet de disque de Noël, Valley Of Love, que j’ai mis en place de A à Z. C’est comme si, bizarrement, j’avais besoin d’avoir des gens autour de moi pour m’exprimer. Ça doit être le côté producteur qui ressort. »
Pour quelqu’un qui assure ne pas aimer travailler, Gil Mortio semble décidément sur tous les fronts. Rien que ces prochains mois, on le retrouvera sur le nouveau projet de la chanteuse finlandaise Anu Junnonen, sur le prochain disque du Canadien Joey Robin Haché, sur une relecture opératique du Voyage d’Hiver de Franz Schubert avec Pompei en partenariat avec deux musiciennes classiques pour l’Opéra de Lille ainsi qu’au Festival Francofaune pour la carte blanche d’An Pierlé en octobre.
Vous multipliez les casquettes : producteur, arrangeur, musicien… Est-ce nécessaire de toucher un peu à tout?
Je ne pense pas être un cas isolé, aujourd’hui on ne produit pas de musique sans s’improviser ingénieur du son, graphiste, mixeur, arrangeur… Mais c’est vrai, j’aime les choses bien faites, quand on peut rencontrer l’univers d’un autre à travers son projet, on a un regard, une place qui me plaît parce qu’elle est riche d’échanges et d’expériences. Un tout est possible.
Billions Of Comrades, Quark, Tout Finira Bien, Karim Gharbi… Vous avez produit beaucoup d’artistes. Comment choisissez-vous vos collaborations ? Selon des affinités amicales, musicales ou plutôt par défi ou curiosité ?
J’aime bien quand on me demande un peu l’impossible ou alors quand un artiste est prêt à retourner sa veste, pour peu que ça ait du sens. Même si à la fin c’est moi qui la retourne, ça fait partie du jeu. Si je ne devais retenir qu’une seule chose : il faut que ce soit instructif et amusant. J’ai trop fait de projets que je pensais devoir faire, plus maintenant. Dans un projet, il y a une règle de trois qu’il faut absolument respecter. Soit il te rapporte de l’argent, soit la musique est incroyable, soit les gens avec qui tu travailles sont géniaux et tu vas passer un bon moment. Il faut qu’il y ait au moins une de ces trois conditions pour se lancer.
Vous avez également bossé avec Claude Semal et Daniel Hélin. Comment se sont passées ces rencontres ? Est-ce une autre expérience de travailler autour de la chanson française?
Je n’ai pas choisi la chanson française, elle est venue à moi, par hasard. Maintenant, c’est moi qui la choisis parce que j’ai fini par me dire que c’est juste une langue et pas une musique. Avoir travaillé avec des artistes qui manient cette langue avec brio m’a appris à poser la musique sur le poids des mots, sans se laisser pour autant envahir par le texte. Au fond, c’est sortir d’une vieille logique anglo-saxonne qui, je pense, n’est plus d’actualité… même en anglais d’ailleurs. Aujourd’hui, j’accorde plus d’importance aux mots qu’avant. Finalement, c’est presque un plaisir de se contredire, j’aime ça.
Quelle est la place de l’improvisation dans vos projets ? Cela vous stimule-t-il davantage?
L’improvisation est, et reste, le moyen d’expression le plus vivant pour rentrer dans la composition, dans l’arrangement et dans la matière, sans préjugés. Elle reste mon moyen d’expression principal, quel que soit l’endroit où je travaille. J’appelle ça la tolérance 100%.
Quelles évolutions avez-vous noté dans le milieu depuis le début de votre carrière?
Quand j’ai commencé la musique, un projet passable avait potentiellement un peu d’avenir devant lui, ce qui n’était pas toujours un bon service à rendre à l’auditeur. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il y a tellement de bons projets que je n’aurais pas le temps d’en écouter, ne fut ce qu’un infime pourcentage. Le revers de la médaille est qu’il est devenu quasi impossible, à moins d’écouter de la musique à plein temps, de vraiment rentrer dans la matière d’un disque. Je dirais aussi qu’on prend de moins en moins le temps de se pencher sur ce qu’on fait et qu’il n’est pas rare de porter cinq ou six projets en même temps, de sorte qu’on peut se perdre facilement dans la course à l’actualité.
Aimeriez-vous davantage ralentir ?
J’aimerais qu’on ait le temps de faire les choses. Mais dans les faits, on te demande cinquante choses en même temps. Pour les mois d’avril, mai et juin, j’ai eu quatre projets en même temps qui s’entrecroisaient en permanence. J’étais à la fois sur un spectacle pour lequel je faisais de la musique live, sur une relecture opératique de Franz Schubert avec mon groupe d’improvisation Pompei et sur la production de deux disques. Je crois qu’on est beaucoup à vivre ça. On ne sait pas de quoi sera fait demain, alors on peut avoir tendance à surcharger. Il y a une sorte d’obligation à créer du contenu en permanence. C’est très difficile, aujourd’hui, de faire un disque maturé lentement et de le sortir dans de bonnes conditions, sans avoir trois ou quatre activités sur le côté pour pouvoir compenser financièrement.
Quels défis souhaitez-vous relever dans un avenir proche ?
On me demande s’il y aura un troisième volume de Valley Of Love, mes aventures de Noël. Pourquoi pas, tous les six ans…en 2024, donc. Et sinon rigoler, prendre du plaisir, je pense que l’époque en a bien besoin.