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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Less is more

La décroissance culturelle avec ou sans Covid

Serge Coosemans

Certains n’ont pas attendu la crise de la Covid pour penser à des modèles de production, de consommation et de représentation de la culture, y compris musicale, qui s’éloigneraient du canevas capitaliste classique. C’est d’autant de plus en plus courant qu’à part les superstars, il devient vraiment difficile de vivre de sa musique sans multiplier les projets, les pistes, les idées… à échelle réduite, à destination de niches.

Un avion de la Cie Brussels Airlines brandée aux couleurs du festival Tomorrowland

Blondie, les Ramones et les Talking Heads ont tous joué sur de grandes scènes, participé à de grands festivals. Pourtant, quand on évoque ces groupes aujourd’hui, on y associe toujours assez automatiquement le nom du CBGB’s, un club new-yorkais ouvert entre 1973 et 2006 et dont la capacité légale n’était que de 350 personnes, 500 en se serrant bien contre l’avis des pompiers. Parce que c’est là, entre ces 4 murs délabrés et ses pissotières douteuses, que s’est écrite la légende de ces groupes, la suite n’en étant qu’une confirmation. Dans quasi tous les styles de musique, il existe la mystique du ‘petit club’. Roger Waters à Berlin, c’était ‘quelque chose’, du gigantisme qui remplit les mirettes. Mais c’est Pink Floyd à la Roundhouse de Londres le 15 octobre 1966 qui a changé des vies et lancé bien des vocations. ‘Leur premier concert devant plus de 50 personnes’, le groupe et le public tellement chargés au LSD qu’on ne sait en réalité pas très bien ce qu’il s’est réellement passé ce soir-là. « Une petite salle de concert ou une petite boîte de nuit, c’est une autre atmosphère. Les enjeux économiques réduits permettent d’aborder d’autres musiques, de jouer un rôle important pour les niches, les courants émergents, la scène locale et de constituer ce tissu culturel dit alternatif si cher aux métropoles. L’aspect communautaire s’y développe aussi plus facilement au-delà du sens civique. On parle souvent de safe place, ce qui donne un sentiment de liberté, de sécurité… »

C’est Mickey qui parle ici, en octobre 2020. Ancien DJ de l’écurie Dirty Dancing/Libertine Supersport, il passait un moment plus souvent des disques en Australie et en Colombie qu’à Bruxelles. Aujourd’hui, il est surtout connu comme l’un des fondateurs de Kiosk Radio, ce fournisseur réputé de DJ mixes sur Facebook. Voilà quelqu’un qui s’intéressait par ailleurs déjà très fort, bien avant la crise de la Covid, à l’idée des ‘circuits courts’ et de la ‘décroissance’ appliquée au domaine culturel et musical. « Je pense qu’un projet à taille humaine est souvent plus à même de garder le contrôle sur son activité et l’impact qu’elle provoque sur son entourage. Dans de nombreux secteurs, on se rend compte que les petites structures sont souvent gages de qualité. Si on commence à attirer les masses, cela nécessite souvent de basculer dans d’innombrables standards, avec des impératifs financiers très différents. Ça demande un service de sécurité renforcé, des grands annonceurs… et tout ça va forcément déshumaniser le rapport que les gens ont avec la structure. Certains y arrivent mais ces endroits sont en général assez rares », résume-t-il.
 

Mickey – Kiosk Radio

Je pense qu’avec un projet à taille humaine,
on est souvent plus à même de garder le contrôle sur son activité.


En 2012, le sociologue français Yves Michaud sortait Ibiza, mon Amour, une ‘enquête sur l’industrialisation du plaisir’. Il y expliquait plutôt bien comment une île surtout fréquentée par des hippies était devenue, en seulement quelques années, ‘une marque’. Avec sa musique, ses mégaclubs, ses rituels, ses impératifs commerciaux et touristiques. Quasi tout comme Pink Floyd, en fait : petit groupe psychédélique vraiment aventureux et barré en 1966 devenu synonyme de gigantisme boursouflé 50 ans plus tard. Tout comme Werchter, un festival flamand très new-wave à ses débuts, aujourd’hui une affiche de pop-rock boomer surtout rassurante. Ou Dour, auparavant un petit festival borain à la programmation de méchoui alternatif désormais présenté comme un grand rendez-vous estival et festif. Ou la techno, dans son ensemble, musique à l’origine réservée aux petits clubs radicaux et aux raves sauvages devenue au fil du temps bien davantage attachée à l’idée d’Ibiza et de Tommorowland, justement. Pour Yves Michaud, ce n’est là rien d’autre que le capitalisme en marche et le critiquer ne sert pas à grand-chose. À quoi bon des dénonciations « élitistes ou moralisantes » tant que l’offre trouvera preneur, « des consommateurs qui non seulement ne se plaignent pas mais en redemandent »? « En attendant la catastrophe économique, démographique, écologique, climatique – ou le Jugement Dernier. »

La Covid, donc ? Sans doute que non. Aussi sombre et imprévisible soit l’avenir de la Culture durant et après la pandémie, on imagine en effet toujours mal voir un jour David Guetta rétrogradé dans un bar du Parvis de Saint-Gilles pour 150 euros et 5 tickets boisson. La ‘marque’ Guetta ne peut se le permettre, à moins de sortir du jeu capitaliste. Ou d’y être contraint pour survivre à la catastrophe. Au moment d’écrire ces lignes, le Jugement Dernier semblant toujours loin, cette idée de ‘décroissance’ reste donc principalement un choix personnel, qui peut être politique, social, pragmatique ou même un poil défaitiste, à l’image de ces nombreux musiciens qui ont bien compris qu’il est pour eux désormais impossible de gagner correctement leur vie avec une musique pas assez mainstream pour décrocher le jackpot et pas assez ‘identitaire’ pour se fédérer en mouvement social (comme peuvent ou ont notamment pu le faire la techno, le punk et le hardcore). Cela concerne donc surtout les acteurs d’un stade intermédiaire, les ‘ni anonymes, ni célèbres, plus du tout underground mais pas fortement médiatisés’. En réalité, il s’agit donc moins de ‘décroître’ que de décider ne pas en vouloir plus.

Angèle, les Ardentes, Dour et PIAS n’ont sans doute pas cette liberté de choix. Surtout qu’après la crise sanitaire, il va falloir remplir les caisses, relancer la machine, combler le manque à gagner de 2020, peut-être même de 2021. Mais à côté de ces noms porteurs et autres mastodontes, il existe pléthore d’artistes, de labels, de soirées et de festivals qui ne manifestent aucune envie de grandir, comme le SuperVue et le Micro à Liège ou le P’tit Faystival à PetitFays, dans l’Ardenne namuroise. Chaque année, y vont environ 500 personnes.

Christophe Piette, l’un des organisateurs, n’a jamais caché « ne pas chercher à en avoir 600 ». Parce que là aussi, cela exigerait plus d’organisation, davantage de stratégie, des sponsors, etc. À PetitFays, ce sont les entrées qui mettent l’argent dans les caisses et comme ce festival a pour cadre la Fête du Village, le public y vient aussi pour se mettre une race après les groupes, lorsque débute la soirée dansante animée par DJ New Sensation. 15 ans que ça dure. Sans subsides, sans sponsors. Mais avec un lien privilégié entre le public, les organisateurs, les groupes et ce DJ aussi improbable que légendaire (4 morceaux de Kraftwerk au début de chacun de ses sets et les cors de chasse de Saint-Hubert en plein milieu). Ce qui fait aussi vivre au public des choses un peu plus originales qu’un set de minimale allemande dans un grand festival. Ce qui rappelle surtout cette recherche d’authenticité et de développement durable cuisinés à toutes les sauces dans la sociologie contemporaine. DJ Mickey : « Dernièrement, j’ai remarqué que certains festivals se limitent maintenant volontairement à une faible capacité. De même, sortir sa musique sur cassettes ou vinyles à quelques exemplaires est devenu courant. On peut y voir par là peut-être une volonté et un besoin de contrôle sur sa communauté où certains privilégient encore un travail d’artisan qui manque cruellement de considération dans les médias. » L’artisanat, oui, voilà sans doute le maître mot résumant au mieux cet air du temps.

Un choix de vie plutôt qu’une étape de carrière…