Post-Covid
Comment rebondir après un album passé inaperçu?
Marché live à l’arrêt, reports de la date de sortie, points de ventes fermés, décalage entre la promotion média et la disponibilité pour le public, retard dans les usines de production… Même si la pandémie n’explique pas tout, de nombreux albums et EP parus ces deux dernières années n’ont pas pu être défendus dans des conditions optimales. Au-delà des conséquences financières, et d’une désillusion légitime des artistes, c’est tout le modèle business du secteur de la musique qui est remis en question. Pourtant, le format “album” garde encore toute sa raison d’être.
Interrogés en février dernier à l’occasion de la Belgium Music Week, plusieurs jeunes artistes émergents de la Fédération Bruxelles-Wallonie soulignaient, presque gênés, combien ils étaient conscients d’avoir eu de la chance de tirer leur épingle du jeu en période de pandémie. Nous tenons à les rassurer. Si Charles, Iliona, Doria D, Pierre de Maere ou encore Noé Preszow ont réussi à briller ces derniers mois dans un contexte particulièrement difficile, c’est principalement en raison de leur travail, de leur créativité, de leurs qualités intrinsèques et de l’originalité de leur projet respectif. Car du talent, il y en a toujours eu chez nous. Et il y en aura encore.
Mais cette humilité dans leurs déclarations a peut-être aussi une autre explication. À côté de ces réussites, il y a aussi eu de grosses désillusions. Nous pensons, par exemple, à The Feather et à son fabuleux projet Room, à Annabelle Lee avec le jouissif Let The Kid Go freiné contre sa volonté en pleine vol, à l’escapade solo inventive de Swing (aussi membre de L’Or Du Commun), à l’ambitieux double LP Holidays Inside de Robbing Millions et à bien d’autres albums belges sortis ces deux dernières années qui n’ont pas eu le parcours qu’ils méritaient. La faute au virus ? Oui, certainement. Mais dans quelle mesure ? Après tout, pandémie ou pas, il y a toujours eu des tas de bons disques (et des moins bons aussi, on ne va mentir) qui n’ont pas “trouvé leur public” comme on l’écrit de manière polie dans les notices Wikipédia. « La préparation d’un album représente un travail de longue haleine, rappelle Damien Waselle, directeur de [PIAS] Belgium, le plus important label belge indépendant. Le plus difficile à accepter pour toutes les personnes qui se sont investies ces deux dernières années dans un tel projet, qu’elles soient artistes, musicien·ne·s de session, ingénieur·e·s du son, technicien·ne·s, attaché·e·s de presse, community managers ou chef·fe·s de projet dans les labels, c’est qu’elles ne sauront jamais ce qui aurait pu se passer dans des circonstances normales. Et c’est profondément cruel, parce qu’on ne peut pas revenir en arrière. »
Martin Grégoire – Glass Museum
En confinement, il n’y avait pas de concerts, pas de vie sociale,
pas d’échange et donc pas de bouche-à-oreille.
Pour le style musical qu’on propose, c’est un handicap.
L’exemple Blanche
Damien Waselle illustre notamment son propos avec l’exemple révélateur de Blanche. Rappel des faits. Bénéficiant de l’effet Eurovision et du carton de City Lights en 2017, la jeune Bruxelloise s’impose sur le marché européen avec ses premiers singles. Elle construit une solide communauté. Blanche perce chez nos voisins flamands lors des MIA’s (équivalent des Décibels Music Awards en Flandre), fait des télés en “prime” en Allemagne, marque des points lors de son passage à l’Eurosonic, festival de showcases à Groningen aux Pays-Bas, qui sert de tremplin à l’export. Bref, elle peut voir les choses en grand pour son premier album Empire. « Avec ce disque, Blanche a voulu casser son image “Eurovision”. Avec son équipe, elle a travaillé énormément dans l’écriture et la réalisation », souligne le directeur de [PIAS] Belgique qui avait signé Blanche avant l’Eurovision. Prévu le 1er avril 2020, son album Empire est repoussé de quelques semaines. « Comme beaucoup de monde à l’époque, on croyait que ce report nous permettrait de passer au travers du Covid et que Blanche allait pouvoir présenter son nouvel univers, plus indie, dans les concerts et festivals où elle était programmée dans la foulée de la commercialisation du disque. Sauf qu’elle n’en a jamais eu l’occasion. »
La frustration légitime de Suarez
Également distribué par [PIAS], Vivant, le cinquième album de Suarez est sorti en septembre 2020 après avoir été boosté en radio par plusieurs singles. Avec Vivant, Marc Pinilla, tête pensante et moteur du projet, a non seulement sublimé son écriture et élargi sa palette de couleurs, mais il s’est aussi donné les moyens de ses ambitions. Producteur financier du projet, il a notamment consacré un gros budget pour faire muscler ses mélodies par une grosse “pointure”, à savoir le producteur et ingénieur du son américain Mark Plati (David Bowie). « Nous avons réussi à faire unetournée de cinq dates dans des clubs en février 2021 avant que tout ne soit refermé, se désole Marc Pinilla. Cinq concerts, c’est évidemment trop peu pour se dire que ce disque a eu toutes ses chances d’être défendu auprès du public. C’est frustrant. Un album, c’est deux ans de préparation en amont, c’est de l’écriture, de la composition, des réflexions, des prises de tête et des prises de risques. Au final, la seule consolation, c’est de se dire que les chansons de Vivant sont disponibles en streaming jusqu’à la fin des temps et qu’elles accompagneront certaines personnes encore longtemps. Mais pour le reste, c’est dur de tirer quelque chose de positif de cette expérience. »
Damien Waselle - directeur de [PIAS] Belgium
Relancer un album qui a deux années d’existence,
même en mettant un nouveau single en radio, c’est quasi mission impossible.
Mieux vaut oublier et avancer.
Un échec ? Non. Le mot est trop fort, car tout n’est pas perdu. Une déception qui amène plus de questions que de réponses ? Certainement. Une envie de seconde chance ? « Il n’y aura hélas pas de seconde chance, répond sans hésiter Damien Waselle. Suarez aura certainement des belles dates cet été où il pourra interpréter des chansons de Vivant. C’est un groupe qui a une énorme fanbase. Il est aimé et a des tubes. Mais, comme pour Blanche ou The Feather (dont [PIAS] avait distribué Room au début de la pandémie, – ndlr), c’est quasi mission impossible de relancer un album qui a deux années d’existence, même si nous décidions de mettre un nouveau single en radio. Quand nous dressons le rétroplanning pour une sortie d’album avec l’artiste, son management, notre service promotion et le tourneur, on envisage toujours ce qu’on appelle un “momentum”, cette période où toutes les planètes s’alignent pour le projet. Bref, le scénario rêvé qui consiste à avoir dans le même laps de temps un bon single qui tourne en radio, la presse écrite qui publie des chroniques élogieuses et des interviews, des concerts programmés et le format physique de l’album, vinyle ou CD, bien visible dans les magasins. Avec Blanche, Suarez et The Feather, nous avons eu le soutien des radios et des médias, mais le spectacle vivant était à l’arrêt et les disquaires étaient fermés ou les gens n’avaient pas envie de s’y rendre. Pour ces albums, le “momentum” est passé. On ne pourra plus remettre en place cette dynamique. Il faut oublier et avancer. Regardez à l’international. Le groupe anglais Idles n’a presque pas pu défendre sur scène son album Ultra Mono sorti en 2020. Plutôt que d’essayer de le relancer, Idles a enregistré un nouveau disque Crawler qui est paru fin 2021. Tous les festivals sont chaud boulette pour les avoir cet été car ils viennent avec quelque chose de nouveau. Ils joueront certainement des chansons d’Ultra Mono, mais pour la tournée et la promo, le focus est mis sur Crawler. C’est intelligent comme réaction. »
Même si on sent un zeste d’amertume dans sa voix, Marc Pinilla partage la même analyse lucide. Il ne croit pas à une “seconde chance” pour Vivant. Dans la chanson Cavale, extrait de ce disque “mort-né”, il chantait « continuer coûte que coûte, ne jamais reculer et quelques soient les doutes, n’avoir aucun regret ». Marc Pinilla reste en mouvement, mais il reconnaît que ce n’est pas facile. « Pour faire un album, il faut être un peu tête brûlée et n’avoir peur de rien. Quand tu es seul et jeune, tu as envie de foncer. C’est ce j’ai fait au début de Suarez. Mais j’ai une famille aujourd’hui, la réalité sociale est différente et je dois en tenir compte avant d’avoir envie de repartir sur le front. Au moment où je réponds à vos questions (l’interview a eu lieu par téléphone, – ndlr), je suis devant mon piano. Mais j’avoue que ce n’est pas évident côté inspiration. Dans le projet Suarez, les notions de rêve, de voyage, d’évasion et de partage sont très fortes. Ma musique n’a jamais été introspective, elle relève d’une certaine forme d’insouciance et se nourrit de ma curiosité par rapport au monde extérieur. Avec la pandémie et les contraintes qui en découlent, on ne peut pas dire que les circonstances étaient réunies ces deux dernières années pour booster ma créativité. J’ai continué à apprendre et à assimiler des choses très pragmatiques qui me servent pour mon métier, j’ai rencontré des musiciens, notamment le duo Delta avec qui je pourrais faire quelque chose, mais je me sens encore paralysé pour l’écriture de nouvelles chansons. »
Glass Museum au taquet
Glass Museum a, de son côté, essayé de rebondir plus rapidement. Aux frontières du jazz, de l’électro et du néo-classique, le duo composé de Martin Grégoire et Antoine Flipo a aussi été confronté aux déboires d’une sortie confidentielle de son album Reykjavik. « Notre disque devait être commercialisé en mars 2020. On l’a décalé d’un mois, en pensant que le confinement n’allait pas durer, se souvient Martin Grégoire. La presse a publié quelques interviews de Glass Museum et puis c’était fini. Il n’y en avait que pour le Covid. On ne parlait plus de musique. La culture n’existait plus. Nous avons essayé, comme tout le monde, de proposer des live streaming pour relancer l’album, mais nous nous sommes très vite rendu compte des limites de cet outil. Heureusement, en tant que projet électro/jazz, notre musique peut s’apprécier en formule assise et dans des jauges réduites. Sur la trentaine de concerts programmés dans la foulée de Reykjavik, Glass Museum a réussi à en donner une quinzaine. Alors, comme nous avions du temps, Antoine et moi, on s’est dit : « Consacrons-le à ce que nous faisons de mieux : de la musique ». Nous avons enregistré de nouvelles compositions qui ont formé notre nouvel album Reflet annoncé pour ce printemps. Nous avons planifié cinq concerts release : à l’Ancienne Belgique à Bruxelles, à Paris, à Amsterdam, à Berlin et à Hambourg. Il y aura aussi le Mithra Jazz à Liège, des festivals en été. C’est ambitieux mais nous y croyons et ça nous donne des perspectives. Reykjavik était un disque influencé par le voyage les tournées. Reflet est inspiré par le rêve et l’imaginaire, deux mondes dans lequel on s’est réfugié durant ces derniers mois. Ça donne du sens à ce qu’on fait. »
Avec le recul, Martin Grégoire estime que cette période n’a pas été perdue. « Moralement, on a pris un coup mais nous sommes restés créatifs et ça nous a permis de beaucoup discuter de notre projet avec Maxime Lhussier, notre manager. On comprend mieux comment notre duo fonctionne et est perçu à l’extérieur. Le live reste très important pour nous. La moitié des gens qui achètent des disques de Glass Museum nous ont vus en concert avant. Ce sont ces mêmes personnes qui parlent de nous à leur entourage. Le bouche-à-oreille nous permet d’élargir notre communauté. En confinement, il n’y avait pas de concerts, pas de vie sociale, pas d’échange et donc pas de bouche-à-oreille. Verbalement, l’info concernant Reykjavik ne passait pas. Pour le style musical qu’on propose (de la musique instrumentale, peu formatée pour les radios, – ndlr), c’est un handicap. Tu ne peux pas toucher les gens. »
Deux sœurs au grand cœur
À l’instar des plages cinématographiques de Glass Museum, les jolies miniatures classiques proposées par le duo Hallynck ne vivent pas au travers du buzz, d’un one shot chorégraphié sur TikTok ou d’un tube radio. Non, ici, tout se passe au contact direct de la musique et de ses deux bienveillantes interprètes. Le duo Hallynck, c’est l’alliance du violoncelle et de la harpe. Deux sœurs qui goûtent au bonheur de jouer ensemble depuis leur naissance. Des projets pleins la tête et de l’adversité face aux circonstances. De la chance, Marie et Sophie n’en ont pas eue. Jugez plutôt. En juin 2021, le duo publie Confidentes, premier album d’une série célébrant les 20 ans du label Cypres. Ce recueil d’exquises esquisses signées Debussy, Liszt, Fauré, Elgar ou Chopin aurait dû être présenté lors d’un concert release à Flagey, finalement annulé pour cause de vie culturelle mise sous cloche. En décembre dernier, elles offraient, par contre, un concert de sortie pour la parution de l’album de l’Ensemble Kheops, leur autre projet musical, consacré à Brahms, Berg et Zemlinsky. Mais cette fois, c’est le CD qui n’est pas arrivé dans les temps, la commercialisation du format physique ayant dû être reportée en février 2022 pour des retards de fabrication. Ces contretemps n’ont toutefois pas entamé la détermination des deux frangines. Que du contraire.
Marie Hallynck – duo Hallynck
Nous enseignons au Conservatoire et nous nous posons beaucoup de questions.
Pour tous ces jeunes musiciens en devenir,
ce n’est pas facile de se construite et de croire en l’avenir.
« Nous avons la prétention de penser que la musique qu’on propose est intemporelle. Ces deux albums ne collent pas à une actualité ou une “tendance” du moment, ils continueront leur chemin. Notre duo touche pas mal de monde, il s’exporte facilement et peut être présenté devant des jauges réduites. Cette notion d’intimité, que les gens lient souvent à notre proposition musicale, a eu encore davantage de sens avec les contraintes liées à la pandémie. Lorsqu’il était possible de jouer, on se rendait compte que ce moment de partage était encore plus attendu par le public. Et de notre côté, on mesurait encore mieux la valeur de ces échanges. Malgré l’annulation du récital à Flagey, nous avons pu présenter Confidentes au Cirque Royal dans le cadre de la Fête de la Musique. On a fait aussi le concert d’ouverture du Festival de Wallonie Musiq’3 qui a été diffusé en radio. Il y a eu des dates à l’étranger. On revient d’un spectacle en Suède. Ce printemps, il est toujours question d’une tournée en Corée du Sud. Nous ne pouvons pas nous plaindre », explique Marie Hallynck qui est davantage préoccupée pour la nouvelle génération. « Ma sœur et moi, nous sommes bien sûr parfois passées par des moments de découragement, avec ce sentiment de perdre beaucoup d’énergie “à faire et à défaire”, poursuit-elle. Nous avons eu une réflexion en profondeur sur le paysage musical d’aujourd’hui et de demain. Nous enseignons au Conservatoire et nous nous posons beaucoup de questions par rapport à cette jeune génération qui n’a pas de socle pour s’épanouir. Pour tous ces jeunes musiciens en devenir, ce n’est pas facile de se construite et de croire en l’avenir. »
La fin du format album ?
Pour beaucoup, la pandémie n’a fait qu’accentuer des tendances déjà existantes sur le marché de la musique, rendant encore d’autant plus pertinente son mode de fonctionnement. « Je suis notamment interpellé par le côté de plus en plus éphémère de la consommation de musique, note ainsi Damien Waselle. Voici quelques années, un album avait une durée de vie plus longue. Ça prenait du temps d’imposer un nouveau projet. On pouvait toucher le microcosme des médias et des “music lovers” avec quelques singles, mais il fallait deux albums pour “valider” un artiste auprès du grand public. Aujourd’hui, vous avez des jeunes talents qui font des couvertures dans les médias et sont programmés dans des gros festivals sur la base d’un single ou d’un EP. Et quand arrive leur premier album, on a l’impression que tout a déjà été dit et que c’est fini pour eux. Je peux dès lors comprendre qu’en fonction du style musical ou du public cible, certains artistes et labels ne privilégient plus le format album, qui représente un gros investissement, et préfèrent miser sur une stratégie à plus court terme. La pandémie n’a fait qu’accélérer cette réflexion. Mais chez [PIAS], on continue à croire au format album. Nous signons et continuerons à signer des artistes qui y croient aussi. Ceci dit, un artiste peut être attendu pour son album et toucher un autre public sur la base d’un seul morceau qui cartonne. Regardez le duo américain Beach House. Le groupe existe depuis quinze ans et a un public de fidèles qui achète ses albums. Mais pendant la pandémie, Beach House a explosé sur TikTok avec Space Song, un morceau qui date de 2015. Toute une nouvelle génération a découvert ce titre qui dépasse aujourd’hui les 100 millions de streams. Beach House a désormais une seconde vie sur les plateformes. En jouant sur les deux tableaux, on peut garantir l’équilibre du projet. » Et de fait, Once Twice Melody, le nouvel album de Beach House a été dévoilé en quatre vagues successives entre novembre 2021 et février 2022 sur les plateformes. Sa sortie en double vinyle et en format CD étant prévue en avril pour mieux coller à leur tournée live. Une stratégie inédite pour le groupe de Baltimore.
Coutumier des concerts et des sorties régulières de CD, le duo Hallynck s’est aussi adapté ces deux dernières années en s’investissant davantage dans les nouveaux supports digitaux. Il a proposé des prestations en streaming live et diffusé des morceaux via de courtes capsules postées sur la chaîne YouTube créée par les deux sœurs durant la pandémie. « Nous y pensions déjà depuis quelques années, mais le premier confinement et la mise sous cloche de la culture ont “boosté” notre décision de revoir notre communication. Notre démarche n’est pas guidée par des considérations commerciales mais nous avons pensé en termes d’écoute de notre musique. Nous continuons toutefois à privilégier le CD et le format album. Nous en vendons beaucoup à la sortie de nos concerts. Au-delà de l’acte d’achat, c’est un beau moment. On échange quelques mots avec le public, le ressenti est plus palpable. Et puis, on ne va pas se cacher que ça nous fait plaisir. On se dit que les gens emportent une petite partie de nous à la maison. C’est là que l’objet et le format album prennent encore tout leur sens. » Un argument particulièrement bien dit, réfléchi, et bien joli. À méditer à l’heure et à l’ère de l’après-Covid.