Beatmakers Superstars
Une profession en évolution
Après l’ascension populaire irrésistible des MC’s ces 15 dernières années, c’est désormais au tour des beatmakers de croquer leur part du gâteau hip-hop. Longtemps relégués au second rang, ceux que l’on nomme ici producteurs apparaissent aujourd’hui comme les maîtres du rap-jeu, assis aux commandes d’un business qui peut rapporter gros. Une sphère en constante évolution dont émergent aujourd’hui plusieurs “collectifs” artistiques des plus inspirés.
On vous parle d’un rap que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Une époque révolue aujourd’hui mais qui avait encore cours il y a un peu plus d’une décennie. Si aujourd’hui les cadors US et les “bedroom producers” d’Atlanta – comme Metro Boomin ou Sonny Digital – ont su inverser la tendance et reprendre les rênes du game, ce phénomène date seulement du début du millénaire. À l’époque, bien des beatmakers souffraient d’un cruel manque de lumière et de reconnaissance dans la sphère hip-hop en Europe, dans l’ombre de rappeurs qu’ils contribuaient à mettre sous les projecteurs. Mais ça, c’était avant…
Musicien électronique propulsé un peu malgré lui dans cet univers, Fabien Leclercq fait le même genre de constat : « Il y a eu une mise en valeur du travail de production – qui était nécessaire –, jusqu’à ce qu’un star system soit même créé en la matière désormais. La volonté de mettre mon projet Le Motel en avant et mon nom au même niveau que le sien est venue de Roméo Elvis par exemple. Pour lui, c’était logique : deux univers qui se rencontrent et fusionnent… Mais ce genre de réflexion n’aurait sans doute pas existé à une autre époque (…) J’ai découvert tout un système mis en place dans la sphère du beatmaking, qui s’est professionnalisée et a beaucoup évolué ces dernières années. Positivement et négativement. »
Bon Baiser
La question aujourd’hui va plutôt être: quelle topline ou quelles harmonies un rappeur va pouvoir apporter à une prod’ qui tabasse déjà.
C’est La Miellerie qui invite
En 2022, les producteurs de rap et autres faiseurs d’instrumental mènent la danse, ou presque. Comme chez l’Oncle Sam, il n’est plus rare désormais de voir atterrir dans les bacs – physiques ou numériques – des disques de beatmakers. Ils y tiennent le haut du pavé et convient à l’envi les (déchus) Maîtres de Cérémonie. Myth Syzer en France l’an dernier ou plus récemment le prodige Chuki Beats (cf. Larsen n° 45) sous nos latitudes ont ainsi signé des albums en leur seul nom, en alignant les “featurings” et les invitations.
Première Récolte, disque introducteur de BBL (Louis Lucas) & Sim.Izi (Siméon Viot), duo de musiciens devenus producteurs et ingénieurs-son sous l’étiquette La Miellerie, participe de la même dynamique. Un vrai album de beatmakers où l’on croise Frenetik, Gutti, Isha, Geeeko, Le Motif, Elengi Ya Trafic, Lord Gasmique et d’autres fines lames. « Il y a eu une génération de producteurs qui le faisait à l’époque… explique BBL. Dr Dre, Timbaland, Swizz Beats. Ils se sont un peu effacés et puis c’est revenu ces dernières années. L’intérêt, c’est d’avoir la mainmise sur les morceaux et la direction artistique de notre projet. Être compositeur, c’est se mettre au service d’un artiste. C’est quelque chose qui nous plaît aussi. Mais on avait envie d’aborder les choses à notre manière. Une question de contrôle… » Et son complice Sim.Izi de poursuivre : « Une question de dernier mot… Cela peut ressembler à l’énergie d’une compilation, qui va réunir plusieurs couleurs, des artistes de styles et d’univers différents. Cela prend du temps, et pour y parvenir il a fallu trouver notre place sur la carte et gagner le respect du milieu. »
Dans la cuisine de Wazana…
Chez nous, d’aucuns se sont déjà forgés une solide réputation… On pense à Oz Touch ou à Krisy aka De La Fuentes, plus récemment à Ozhora Miyagi (cf. Larsen n° 44) à Liège ou à Berry aka MUCHO (cf. Larsen n° 41). Aujourd’hui, des studios et des entités hip-hop prennent de la hauteur en Belgique. Autant de foyers créatifs qui diffusent chacun à leur manière leurs vibrations musicales et sont devenus le repère des beatmakers. C’est désormais dans ces espaces que la magie opère.
Wazana Records est de ces endroits. En 2015, Waz s’associe à son ami d’enfance Berry pour monter un studio d’enregistrement du côté du cimetière d’Ixelles. Le premier est ingénieur du son, le second beatmaker en devenir, aujourd’hui “d’or et de platine”. Six ans et une dizaine de certifications plus tard, bien des hits furent mijotés dans cette cuisine-là. Et de nouveaux beatmakers sont venus grossir les rangs de la structure. Aujourd’hui, une prod’ s’y monnaie entre 150 et 1.500 euros, en fonction de l’expertise du cuistot en place. « Les droits eux se partagent en théorie à 50/50 mais il faut prendre en compte d’éventuels beatmakers additionnels, le producteur, l’éditeur… ce qui laisse entre 5 et 15% pour le beatmaker principal », précise encore Jonathan Ekofo (appelé aussi Waz) le maître des lieux. Des chiffres que confirment les autres protagonistes interrogés.
L’exemple Bon Baiser
Chez Bon Baiser Entertainment, les choses sont un peu différentes et l’ambition plus grande encore. Producteurs, diffuseurs, managers, Youn et Hicham alias Bobby, tous deux âgés de moins de 30 ans, soufflaient la première bougie de leur “bébé” à la rentrée. « Bon Baiser, c’est l’union de deux artistes indépendants en une société de production audiovisuelle, entame le premier. Dotée d’un label et d’un studio professionnel, destiné autant à la location aux particuliers qu’aux résidences d’artistes signés dans des majors. Ce dernier poste est notre particularité et notre activité principale depuis la naissance de la structure il y a un peu plus d’un an. »
Un projet initié il y a presque deux ans, fruit de la volonté commune des deux acolytes de voir leur carrière musicale s’imprimer de manière indélébile, comme le décrit Bobby : « L’envie, c’était d’enfin être officiel. La motivation, de poser une brique. De concrétiser notre travail et notre expérience de musiciens et de laisser une trace (…). Grâce à notre collaboration avec les majors, on a pu se concentrer sur des projets précis, éviter de multiplier les clients comme à l’usine. Comprendre le fonctionnement de cette industrie et apprendre les rudiments du travail. Bon Baiser aura été un boulevard de networking et de rencontres qui nous a menés à ce métier d’éditeurs. »
Eux aussi dressent le même constat sur la mutation récente du milieu. Des changements que le tandem avait anticipés et qui ont motivé ce choix de carrière : « Avant, les beatmakers envoyaient des packs de prod’ aux artistes qui faisaient leur marché. Aujourd’hui, les choses ont changé, les beatmakers ont retrouvé du crédit et de la confiance. On n’est plus dans l’époque du sampling, donc ils sont revenus à la création en studio, à l’arrangement, à l’essence du truc en définitive. La question aujourd’hui va plutôt être : quelle topline ou quelles harmonies un rappeur va pouvoir apporter à une prod’ qui tabasse déjà. » Aujourd’hui, Bon Baiser compte cinq beatmakers en ses rangs : Chipeur, Scar, Slomo, Cameliro, Sosa Part. « Cinq pépites que nous avons pris le temps de choisir, dont la moyenne d’âge oscille entre 19 et 23 ans. Un regard frais, c’est primordial sur une scène hip-hop qui se réinvente en permanence. »
Les jolies colonies rap
En octobre dernier, Bon Baiser décidait de convier une ribambelle de beatmakers en ses murs le temps d’une joyeuse colonie hip-hop (dont les photos illustrent cet article). Une sorte de résidence collective, un “beat camp”, foyer d’intersections et de créativité, une pratique devenu courante. « J’ai découvert ces beat camps, le plus souvent organisés par des artistes et soutenus par des majors, des labels, nous explique Le Motel. Ils vont louer une maison en Ardenne pour y inviter des amis musiciens et jouer ensemble une semaine. Ou alors on va avoir accès à des studios pros pour créer durant plusieurs jours, pour un artiste ou un projet particulier. » Une mise en commun de talents des plus prolifiques, qui peut néanmoins donner lieu à des glissements moins heureux. « C’est un modus operandi calqué sur le modèle américain, ce qui fait que l’on trouve parfois plus d’une vingtaine de personnes créditées sur un titre de Drake. Des gars qui résident sur place plusieurs mois pour… produire ! C’est l’autoroute du beat ! (rires) Ça, c’est l’aspect plus négatif, ce côté usine, la course aux certifications… Le danger d’être trop axé sur les chiffres et la reconnaissance. »