Concerts & festivals
Réapprendre à vivre ensemble
La pandémie a complètement bouleversé le modèle économique, social et artistique du secteur du live. Covid Safe Ticket, embouteillage dans les agendas et les sorties de disques, surenchère dans les cachets, stades qui se remplissent des mois à l’avance alors que les préventes pour les festivals prévus en 2022 sont au ralenti, manque de visibilité pour les projets émergents, concurrence “déloyale” de Netflix ou des compagnies aériennes low cost… Le marché est complètement bouleversé et les questions sont nombreuses. Heureusement, les idées pour se réinventer ne manquent pas. Et, l’enthousiasme est toujours de mise.
«L’année 2022 ne sera pas facile pour le live. Ce sera une année pleine d’interrogations et de doutes. Il faudra encore se réinventer, s’adapter, proposer de la musique live “autrement” pour un public dont les habitudes de consommation de loisirs ne sont plus les mêmes. » Ces propos pleins de réalisme et de bon sens sont tenus par Denis Gerardy, directeur du Cirque Royal de Bruxelles et directeur/programmateur du festival Les Solidarités, à Namur. Son avis est loin d’être isolé. Il reflète celui de plusieurs membres de la Fédération des Festivals de Musique Wallonie-Bruxelles (FFMWB) créée au début de la pandémie. Il est aussi partagé par les interlocuteurs que nous avons interrogés en décembre dernier, lorsque la Culture a été à nouveau dans le viseur du Comité de Concertation (Codeco). Confronté à une politique fédérale à court terme basée sur le “stop and go” et à une crise sanitaire qui n’en finit pas de rebondir, le secteur du live désespère de voir arriver ce fameux “retour à la normale” que certains avaient déjà cru voir venir l’automne dernier. « Lors de la toute première mise à l’arrêt de la culture, en mars 2020, des confrères allemands, organisateurs de festivals ou agents, avaient pronostiqué une régularisation du marché international du live pour l’été 2023, voire pour 2024, poursuit Denis Gerardy. Nous étions plusieurs à les traiter de pessimistes. Aujourd’hui, j’ai tendance à croire que leurs prévisions étaient correctes. »
Denis Gerardy, directeur du Cirque Royal
Depuis septembre dernier, nous avons entre 15 et 30% de détenteurs d’un billet
qui ne viennent pas au concert. Les raisons sont diverses:
refus du CST, la peur et aussi l’oubli dû au report répété de la date.
CST, vent de liberté
Pourtant, lors de la mise en place du Covid Safe Ticket (CST) le 13 août 2021, un vent de liberté a soufflé à nouveau sur les scènes du Royaume. « En jazz, les concerts avaient déjà repris au printemps 2021. Dès la fin de l’été, lorsque les jauges ont pu être plus élevées et que les normes sanitaires ont été allégées avec le CST, on a, certes, retrouvé une “vraie” ambiance de concert, mais ce n’était pourtant pas comme avant », explique Dana Petre, porte-parole des Lundis d’Hortense et de la Jazz Station, à Bruxelles. « Car il ne faut pas oublier que le principe du CST prive de concerts les spectateurs potentiels qui ne sont pas en ordre de vaccin ou de PCR ou tout simplement ceux qui sont opposés à ce système. Mais il est vrai que les prestations jazz se sont multipliées. Des tournées ont été mises en place, les artistes ont eu l’opportunité de présenter leur nouveau projet. Le public a repris le chemin des salles et des festivals. Musiciens, techniciens, spectateurs… Partout on a senti de l’enthousiasme et aussi un vrai plaisir de se retrouver, même si nous savions que tout le monde ne pouvait pas en profiter. »
Née en 1976, l’association Les Lundis d’Hortense assure la promotion et la diffusion de la scène jazz belge au travers de concerts, de stages, de festivals. « Pour les concerts, on travaille en partenariat avec les salles. Dès le mois de mai 2021, on s’est rendu compte que la plupart des lieux qui organisent habituellement des événements jazz étaient préparés. Quand on a recommencé à mettre en place les tournées dans le cadre des Lundis d’Hortense, on n’a rien imposé à nos partenaires. L’idée était de suivre la politique du lieu, de s’adapter aux jauges, aux spécificités de chaque salle et aux souhaits de chacun. Il est arrivé que sur une même semaine, un artiste programmé dans le cadre des Lundis d’Hortense joue dans trois salles de la Fédération Bruxelles-Wallonie qui appliquent trois protocoles sanitaires différents. Tout cela a demandé un travail énorme de communication entre la salle, les artistes et le public. »
Moins de désagréments
Mail personnalisé pour chaque détenteur d’un billet, formation du personnel pour accueillir le public dans le respect des normes sanitaires, nouvelle signalétique, nouvelle pédagogie dans la communication, système de ventilation, mise à jour quasi en temps réel de l’agenda des concerts, adaptation systématique des règles et des configurations en fonction des décisions du Comité de Concertation… Les salles de concerts ont complètement revu leur fonctionnement à la rentrée de la saison d’automne. « Tout ça à un coût énorme, explique Denis Gerardy, qui a dû engager davantage de personnel au Cirque Royal. Nous avons renforcé nos équipes d’accueil. Le but est de recevoir les spectateurs de manière optimale, en respectant toutes les règles sanitaires mais en leur faisant éviter au maximum les désagréments et des queues trop longues. Dès qu’il arrive devant la salle, le spectateur est pris en charge. Une équipe bien préparée, la politesse, des mots bien choisis, des petits gestes et des sourires permettent de faire oublier les contraintes liées aux normes sanitaires. De manière générale, ça se passe bien. Le public qui a choisi de venir au concert est compréhensif, connaît les règles du jeu et les accepte. Depuis la mise en application du CST au Cirque Royal, nous avons néanmoins été contraints de refuser 5% des spectateurs en possession d’un ticket de concert. Certains n’avaient pas de CST, d’autres présentaient un test PCR positif, des enfants de plus de 12 ans n’étaient pas en ordre. Nous avons aussi détecté de faux QR Code. Enfin, il y a aussi des spectateurs étrangers dont on ne parvient toujours pas à lire le QR Code de leur pass sanitaire national. C’est le cas pour les citoyens américains et israéliens. C’est très problématique car ces gens sont de bonne foi et en ordre. »
La peur toujours présente
Plus interpellant encore, les chiffres de “non-présentation” sont en nette augmentation. « Par non-présentation, on entend les détenteurs d’un ticket de concert qui ne viennent pas le soir du spectacle et ne demandent pas le remboursement, rappelle Denis Gerardy. Hors Covid, le taux européen moyen de non-présentation dans les salles est de 5% à 6%. Depuis septembre dernier, nous avons enregistré des taux entre 15 et 30% selon les concerts. Les raisons sont diverses : refus du CST, la peur et aussi l’oubli dû au report du spectacle. Certains concerts ont été reprogrammé trois fois depuis le début de la pandémie. Le public ne s’y retrouve plus. » Pour Dana Petre, « chaque concert qui a lieu est une pierre de plus à l’édifice. Mais ça se reconstruit progressivement, note-t-elle. À la reprise des concerts à la Jazz Station, on s’est rendu compte qu’une partie des fidèles n’était pas là. Il a fallu rassurer, communiquer. Les gens plus âgés étaient davantage en demande d’informations. Les jeunes fans de jazz se sont posés moins de questions. »
Taux de remplissage
Force est de constater qu’on a entendu tout et son contraire depuis l’instauration du CST. Chaque exemple de concert “flop” a aussi son contre-exemple. Mais c’était déjà vrai avant le Covid. Certains chiffres sont éloquents. Pour les gros concerts internationaux en salle, les préventes ont battu record sur record cet automne. Six minutes pour que le concert de Måneskin à Forest National ce 10 février 2022 affiche sold out ; dix minutes pour vendre toutes les places des deux concerts “last minute” de Nick Cave et Warren Ellis à Anvers qui ont eu lieu en novembre dernier au Stadsschouwburg d’Anvers ; deux stades Roi Baudouin pour Ed Sheeran l’été prochain, quatre pour Coldplay. Du jamais vu. Du côté des artistes émergents de la Fédération Bruxelles-Wallonie, il y a aussi eu de beaux succès. Celles et ceux qui ont continué à travailler pendant la pandémie et sont revenus avec un nouveau répertoire ont été récompensés pour leur abnégation. Avec un seul EP à son actif, Charles a fait complet dans toutes les salles où elle a joué. Au Botanique, Winter Woods venu présenter une release party à la Rotonde est “monté” de catégorie en remplissant finalement l’Orangerie pour répondre à la demande du public. À la sortie de son dernier EP cet automne, Ykons a fait sold out à la Madeleine et au Reflektor. Tant sur les ondes qu’en salles ou dans les festivals, Doria D ou Noé Preszow ont eu beaucoup de visibilité dans un contexte sanitaire pourtant difficile. Sans aucune actualité à son actif, Girls In Hawaii a fait également le plein. Opposé au système du CST, le Rockerill Festival s’est déroulé à guichets fermés (et en jauge réduite). Annoncé uniquement sur les réseaux sociaux, le concert du retour de Mustii à l’Ancienne Belgique a été complet en une matinée. Loïc Nottet a présenté sa création Phantomania quatre soirées consécutives avant de se produire à Forest National cet automne et il a vendu tous les tickets. Invitée de dernière minute pour assurer sa première partie à Forest, Tanaë n’a jamais joué devant autant de monde en salle. Ce n’est pas rien.
« Ce n’est pas aisé de tirer des conclusions sur la fréquentation des salles, analyse encore Denis Gerardy. De manière générale, les grosse pointures internationales n’ont pas de souci à se faire. C’est plus difficile pour certains artistes dont la fan base est plus réduite ou qui offrent une proposition artistique plus pointue. » Mais pour Dana Petre, « c’était déjà le cas avant le Covid. C’est toujours plus compliqué de faire venir le public pour des découvertes que de remplir une salle avec un artiste établi ou attendu. Mais il faut rester positif. À la rentrée, tous les artistes jazz voulaient jouer. Je trouve ça bien pour le genre musical que nous défendons. Le contraire m’aurait attristé. S’il y a plus de concerts jazz qui sont organisés, ça veut dire qu’il y a plus de projets qui sont actifs, plus de création en amont, plus d’artistes et de techniciens impliqués. C’est une bonne chose pour la visibilité du jazz en Fédération Bruxelles-Wallonie, mais cela implique aussi davantage de choix pour le public et donc l’éventualité que certains concerts marchent moins bien que d’autres. »
Offre pléthorique et surenchère
« Je n’aime pas le terme “embouteillage”, mais il est vrai que nous sommes tous confrontés à une offre pléthorique, bien supérieure à la normale, confirme Denis Gerardy. Au Cirque Royal, nous allons avoir une saison 2022 plus chargée que la normale. D’une moyenne habituelle de 125 dates, nous passerons à 180. Le public va devoir faire des choix, et pas seulement pour des raisons économiques. Nous aussi. Les “gros” n’ont pas de soucis à se faire. Par contre, beaucoup d’artistes émergents vont être mis sur le carreau. Si les concerts se multiplient, il y a aussi beaucoup de prudence car, hormis pour les blockbusters, les préventes pour 2022 démarrent lentement. Les gens attendent la dernière minute pour se décider et je peux les comprendre. Nous sommes aussi confrontés à des cachets artistiques qui ont monté de manière disproportionnée. Pour le festival Solidarités, des artistes français qui demandaient un cachet de 30.000 euros en 2020 exigent désormais 20.000 euros de plus sans qu’il y ait forcément une valeur ajoutée dans ce qu’ils proposent. »
Organisateur du Ronquières Festival, Gino Innocente pointe aussi un changement radical dans les habitudes du public. « Le budget “loisirs” n’est plus considéré de la même manière. Le concurrent du Ronquières Festival, ce n’est pas forcément Dour ou les Francos. C’est Netflix, les minitrips, les promos pour les vols low cost, voire des festivals en Espagne ou en Europe de l’Est qui sonnent plus “exotiques” dans l’oreille d’un Belge. Pour un budget égal ou moindre que les années d’avant Covid, le public a beaucoup plus d’autres possibilités de se divertir aujourd’hui. »
Se réinventer
Le Ronquières Festival, qui avait été le premier événement de masse à pouvoir être organisé en août 2021 avec le CST, a décidé de rajouter une journée à son édition 2022. Pour pouvoir “caser” plus d’artistes ? Pour des questions de rentabilité ? « Non, nous y pensions déjà avant le Covid. La soirée de clôture de notre édition 2019 avec Bigflo & Oli avait attiré 24.000 personnes. Nous avions atteint le point de saturation. Tout s’est bien passé, mais nous avons réfléchi à un réaménagement du site du Plan Incliné et à l’idée d’étendre le festival de deux à trois journées, avec une soirée d’ouverture, le vendredi, plus axée “ jeune”, où nous accueillerons Orelsan l’été prochain. Le but n’est pas de mettre plus de groupes à l’affiche, mais d’accueillir public et artistes dans les meilleures conditions. Ajouter un jour de festival et revoir le site nous permettent de mieux équilibrer les jauges, d’étaler la programmation et de proposer d’autres activités. »
Dana Petre, Lundis d’Hortense
Plus de concerts, ça veut dire plus de nouveaux projets
et plus d’artistes qui se produisent en live.
Mais ça signifie aussi davantage de choix pour le public
et donc forcément des spectacles qui marchent moins bien que d’autres.
Après deux années d’annulation, en 2020 et en 2021, en raison de la crise sanitaire, le Dour Festival reviendra en 2022 avec une édition XXL sur sept jours. Toujours programmé sur cinq jours (du mercredi 13 au dimanche 17 juillet), le festival musical sera en effet précédé d’un nouvel événement, le “Dour CampFest”, dès le lundi 11 juillet. L’accès à ce CampFest sera gratuit pour toute personne en possession d’un ticket “combi” des deux éditions qui avaient été annulées. « C’est une manière de remercier notre communauté, justifie Alex Stevens, programmateur du Dour Festival. 90% des spectateurs du Dour Festival campent sur place. Depuis plusieurs éditions, il y avait une demande de leur part de pouvoir accéder au camping plus tôt. L’idée n’est pas de faire dans la surenchère ou dans la démesure, mais d’offrir une grosse fête à notre public de fidèles avec des animations, des collectifs de DJ’s belges et étrangers. Pour la programmation musicale du festival, on reste autour des 250 artistes/groupes et on garde le même nombre de scènes. Ceci dit, je peux comprendre que des organisateurs de festivals rajoutent une scène ou un jour de programmation. Les coûts d’infrastructure ne sont pas forcément plus élevés et ça permet de répondre au casse-tête de la programmation. Tout le monde veut jouer à Dour. Nous avons bien sûr envie de programmer en 2022 les artistes qui devaient proposer leur nouveau projet en 2020 et 2021 et qui n’ont pu le faire, suite à l’annulation de nos deux dernières éditions. Mais c’est aussi dans notre ADN d’être à l’affût de tout ce qui sort aujourd’hui. On fera forcément des déçus. »
Tout comme les autres festivals qui ont déjà ouvert leur billetterie pour 2022, le Dour Festival constate que la prévente de nouveaux tickets est plus lente. « Les gens sont prudents, c’est compréhensible. L’esprit “Dour” va à l’encontre de tous les comportements préconisés pour éviter de choper le Covid. À Dour, les gens vivent ensemble jour et nuit dans une bulle de plus de 40.000 personnes qui viennent de partout en Europe. Il n’y a pas de gestes barrière. On embrasse des inconnus, on va dans la tente des uns et des autres, on boit dans le verre de l’autre, on picore à deux ou trois dans le même paquet de frites. Notre communauté est jeune. Pendant deux ans, elle a été privée de ce sens de la fête et des libertés. Ça leur a manqué et les messages sur les réseaux sociaux montrent que la plupart de notre public a envie de revenir. Pour les festivals qui attirent un public plus adulte, ce sera plus difficile. »
Un nouveau business-model
Denis Gerady confirme le point de vue d’Alex Stevens. « La pandémie a changé les comportements. En tant qu’organisateurs, on fait davantage attention à l’aspect sanitaire. Le public qui avait l’habitude de se rendre dans des festivals de masse y réfléchit aussi. Est-ce que les gens ont encore envie de rester plusieurs jours dans un festival, payer pour leur parking, faire la queue pour acheter leurs tickets “boisson” et refaire la queue au bar ? Est-ce que tout ça donne envie quand on a arrêté de le faire pendant deux ans ? Est-ce qu’ils ont découvert autre chose? Je pense, honnêtement, qu’on va perdre une partie du public adulte. Mais je crois aussi que la solution ne se trouve pas dans le quantitatif. Aux Solidarités, on ne veut pas ajouter une journée, une scène ou des noms à l’affiche. Un festival, ce n’est pas qu’une succession de groupes. Notre programmation 2022 sera qualitative mais nous allons aussi élargir les espaces, mettre des manèges pour les enfants, proposer plus de débats citoyens. Bref, il y aura d’autres choses que de la musique même si on sait que la billetterie enregistre ses pics lorsqu’on annonce un gros nom. »
La pandémie a obligé le secteur du live à repenser son “business model”. L’été dernier, avec ou sans Covid Safe Ticket, des festivals à jauge réduite, comme la version “Summer” du Roots & Roses Festival à Lessines, le Carrière à Namur ou le Micro Festival à Liège ont fait l’unanimité. Mariant DJ sets, live, expositions et happenings, le Horst Festival, qui a fait sold out, a montré en septembre dernier qu’on pouvait proposer de l’électro lors de soirées qui se terminent à 23h. Habitué à organiser des concerts à Forest National ou au Palais 12, Arnaud De Koninck, CEO de Progress Booking, présentait dans le numéro précédent de Larsen son nouveau bébé, Le Prince Club, nouveau lieu de concert d’une jauge de 170 places, loin de l’agitation urbaine. En février 2022, le Cirque Royal ouvrira ses Écuries, nouvel espace convivial, situé en-dessous de sa salle principale, pouvant accueillir 350 personnes pour des spectacles plus intimes. Autant de propositions qui séduisent et d’initiatives montrant, qu’après deux ans de crise, il est important de réaffirmer certaines valeurs fortes du secteur du live comme la proximité, l’échange, le partage. « Public, artistes et équipes dans les salles ou les festivals doivent réapprendre à vivre un concert ensemble dans un même lieu », conclut Dana Petre.