Frederic Rzewski
Wild Thing
Personnage non conformiste à l’écriture engagée, le compositeur, s’il n’invente pas le genre du “pianiste parlant”, incorpore dans sa musique texte parlé, gesticulations, vocalises et sons percussifs avec un tempérament et une inventivité nouvelles.
À 83 ans, Frederic Rzewski meurt d’une crise cardiaque, le 26 juin 2021 dans sa maison d’été de Montiano, en Italie. Il est un immigré de deuxième génération, intégré dans la “middle class” de Westfield, petite ville du Massachusetts. Élève talentueux au parcours classique, il étudie, à Harvard, le contrepoint avec Randall Thompson et l’orchestration avec Walter Piston, puis, à Princeton, la composition avec Roger Sessions (tendance néoclassique) et Milton Babbitt (tendances sérielle et électronique), avant de faire la connaissance de Christian Wolff aux cours d’été de Darmstadt (où se croise alors tout ce qui compte en matière d’avant-garde). Il suit ensuite l’enseignement de Luigi Dallapiccola à Florence, financé par une bourse Fulbright, puis celui d’Elliott Carter à Berlin ; à cette époque de foisonnement créatif d’après-guerre, venir fouiner en Europe est le rêve de tout musicien américain.
Stephane Ginsburgh
Il prend vite la tangente et refuse d’être catégorisé.
De Christian Wolff, il prend le goût d’expérimenter et d’imprégner sa musique d’une dimension politique – à trois avec Cornelius Cardew, ils s’encouragent mutuellement à explorer et remettre en cause –, de Dallapiccola, il ne garde pas grand-chose (le courant ne passe pas) mais de l’Italie vient à ce féru de modernité, également excellent lecteur et improvisateur, l’opportunité d’interpréter : en duo avec le flûtiste Severino Gazzelloni ou seul au piano comme lorsqu’il crée, en 1962 à Palerme, le redoutable Klavierstück X de Karlheinz Stockhausen (initialement programmé pour David Tudor). Sa carrière de pianiste est lancée.
Après l’Italie, où il fonde Musica Elettronica Viva à Rome en 1966 (avec ses compatriotes Richard Teitelbaum et Alvin Curran) et où il défriche la musique d’improvisation, acoustique et électronique (MEV est aussi connu pour ses concerts plutôt… turbulents), il part à New York en 1971 où il compose certaines de ses pièces majeures… avant de s’installer en Belgique, à l’instigation d’Henri Pousseur, qui lui confie, dès 1977, un poste d’enseignement à Liège.
« En fait, je ne pense pas qu’il ait jamais eu un plan de carrière », sourit le pianiste belge d’origine autrichienne Stephane Ginsburgh avec une lueur de nostalgie dans les yeux (son ami lui manque), lui qui rencontre Frederic Rzewski début 90 au Conservatoire, avant qu’une amitié ne s’installe (ils habitent des communes voisines) et qu’il ne défende ses œuvres en tant qu’un de ses interprètes les plus avisés.
« Tu aurais pu être un Steve Reich », lui disent des proches, l’ombre d’une réprimande dans la voix, mais « Frederic est fondamentalement “wild” et sa personnalité est fondée sur un paradoxe – bizarrement consistant : un pan anarchiste, rétif aux injonctions de l’institution, en perpétuelle recherche de liberté (il improvise comme bon lui semble), mais aussi un axe organisé, formel (son écriture est précise et construite). »
Ainsi coexistent, dans Coming Together, une structure additive à la ligne de basse et à la forme d’ensemble clairement notées, alors que l’instrumentation et le nombre d’interprètes restent ouverts. La récitation du texte, quelques mots à la fois, incantatoires, imprime un rythme et une solennité au morceau que Rzewski compose à partir de lettres de Samuel Melville (Grossman est son vrai nom), activiste d’extrême gauche responsable d’attentats à la bombe visant institutions et grandes entreprises – il prévient de l’imminence de l’explosion puis la revendique dans un communiqué politique –, enfermé à la prison d’Attica et abattu lors de la mutinerie de 1971.
« Il prend vite la tangente et refuse d’être catégorisé. Passionné de polyphonie, de contrepoint, d’écriture classique, il ne prétend pas avoir inventé quoi que ce soit : « ma musique, c’est de la récup’, du recyclage, du vol ». C’est un esprit intellectuellement et artistiquement surdoué, mû par une soif de liberté. « Je ne suis pas un compositeur communiste, je suis humaniste » et donc pas hermétique aux questions sociales , que ce soit la guerre du Viêt Nam, le racisme, le féminisme… ». The People United Will Never Be Defeated!, sa pièce la plus connue recycle, oui, au long de 36 variations, ¡El pueblo unido jamás será vencido!, une chanson révolutionnaire chilienne, écrite comme un hymne au Gouvernement d’Unité Populaire de Salvador Allende. Celle-ci se mue en chant de résistance au régime Pinochet, qui renverse Allende en 1973 avec l’appui des Américains. Ironie sans hasard, Rzewski répond à une commande reçue pour célébrer le bicentenaire de son pays par ce choix très critique de l’interventionnisme américain.
Stephane Ginsburgh
Il fait partie à la fois de la grande lignée de ces interprètes
improvisateurs et de celle des compositeurs pianistes.
Sa musique est engagée, au sens où il se sert de chansons du peuple en lutte, de musiques folkloriques (lui qui se nourrit au sérialisme, à l’écriture sérieuse, abstraite), en plus du choix des thèmes, sociaux et politiques, comme dans les North American Ballads de 1979 : Winnsboro Cotton Mill Blues parle des conditions de travail des ouvriers des usines textiles de Caroline du Nord (les rapides clusters graves évoquent le martèlement des machines) ; Down by the Riverside, basé sur le spiritual éponyme, est un des hymnes pour la paix repris par les manifestants opposés à la guerre du Viêt Nam ; dans Dreadful Memories, dérivé d’un “protest song” du même nom, Aunt Molly Jackson dénonce la rudesse du traitement des mineurs de charbon au Kentucky en 1931, dont les bébés meurent faute d’argent (l’entreprise prélève sur la paie de quoi affûter les outils ou s’éclairer) et de soins (le médecin ne se déplace que s’il est payé à l’avance) et Which Side Are You On ? évoque la tentative de ces ouvriers de se réunir en syndicat dans le Comté de Harlan, face aux menaces sur les familles et aux violences des gardes des compagnies.
« Frederic peut se montrer contradictoire. Il regrette parfois de ne pas s’être vu proposer un poste prestigieux dans une grande université américaine. Mais, même si ce secteur académique est plutôt progressif, Rzewski peut se montrer péremptoire ou brutal dans ses jugements sur les sujets qui lui tiennent à cœur, la place de la femme dans la société, la justice sociale ou fiscale. Foncièrement hétérodoxe, il ne cherche ni le compromis, ni la relation : il ne fait pas d’effort pour être apprécié, ne s’encombre pas d’apparences, s’accoutre de sandales et d’un pull troué. » Ce sont les deux femmes de sa vie, Nicole Abbeloos et Françoise Walot, avec lesquelles il a respectivement quatre et deux enfants, qui, fortes personnalités également, structurent le quotidien – et peut-être lui évitent le sort funeste de son ami Julius Eastman. « C’est un créateur, un esprit majeur de la musique du 20e siècle, reconnu par les siens (il est proche de Stockhausen, Cage, Berio ou Berberian), mais son imprévisibilité, son côté peu orthodoxe le garde à distance des institutions, par essence plus conservatrices. » Il n’y a qu’un esprit ouvert, comme Henri Pousseur, pour l’inviter à Liège, où il enseigne jusqu’à sa retraite en 2003.
« Je suis très intimidé par le personnage, raconte son ami alors encore élève. Je le vois arriver sur son petit vélo pliable à la cafétéria du Conservatoire, j’hésite, n’ose pas, puis je finis par l’aborder et, petit à petit, par l’apprivoiser… La relation s’approfondit quand je commence à jouer sa musique, au point qu’à partir des années 2000, il écrit pour moi. » Ainsi de deux morceaux de l’album Speaking Rzewski, consacré au “speaking pianist”, cette performance mi-musicale mi-théâtrale où l’interprète joue des doigts, de la voix, du souffle, du corps. « Sa musique est difficile, exigeante par certains aspects qui reflètent sa propre virtuosité (il joue toutes ses œuvres). Il fait partie à la fois de la grande lignée de ces interprètes improvisateurs comme Beethoven ou Liszt et de celle des compositeurs pianistes tels que Bartók, Prokofiev ou Boulez. »
Interprète autant que compositeur, Frederic Rzewski écrit jusqu’à la fin de sa vie et apparaît publiquement pour la dernière fois lors du concert avec Ginsburgh le 24 février 2020 à Bruxelles. En 2013, le Concours Reine Élisabeth lui commande le morceau imposé de la demi-finale (Dream). Un comble pour ce libertaire en butte aux rigueurs de l’institution ?