Diriger, créer
des carrières pour les femmes
Les femmes ont toujours participé à la vie musicale: compositrices, interprètes, mécènes se (re)découvrent, tandis que le mentorat au féminin, MEWEM, participe à rétablir l’équilibre dans l’entrepreneuriat musical. De vastes champs à cultiver – pour cesser de s’agiter avant que rien ne change.
Les femmes n’ont jamais été (que) spectatrices : elles ont interprété, composé, rempli salons et salles de concerts, enseigné, financé…. Mais leurs noms ne résonnent nulle part, leurs partitions n’ont pas intégré le répertoire classique et, les traces de leur travail ayant été aspirées dans le trombone de l’histoire, leur exemple n’a pas encouragé des générations après elles. Une nouvelle musique se fait entendre, une fugue des figures de l’oubli, tentant d’installer dans la conscience et les pratiques collectives une professionnalisation de femmes.
Jo Baudoux
L’absence de femmes en tant que musiciennes, compositrices, chanteuses,
programmatrices ou tout simplement dans les postes à responsabilités
ne permet pas de créer une projection pour les plus jeunes femmes.
MEWEM ? Mentoring Program for Women Entrepreneurs in Music est un projet développé en France depuis 3 ans par la FELIN (Fédération Nationale des Labels Indépendants) reposant sur « l’idée d’instaurer une relation bienveillante et motivante entre une mentorée qui a envie de développer son projet et une mentore qui la soutient », partage Sarah Bouhatous, en charge du programme MEWEM EUROPA à Wallonie-Bruxelles Musiques, l’un des 6 partenaires européens. Dix binômes ont été constitués. Les demandes excédaient de loin la capacité et la finalité entrepreneuriale du programme.
Elles étaient / sont là
Chercheuse affiliée au Laboratoire de Musicologie de l’ULB, aspirante FNRS, Fauve Bougard pensait réaliser son mémoire avec pour sujet “les compositrices belges avant 1914”. Au vu de leur nombre (une trentaine) et de l’importance du travail de recherche, elle s’est concentrée sur le parcours de Juliette Folville (1870-1946) et sur ce que son sexe a induit sur sa carrière. Reconnue, professeure au Conservatoire de Liège, Folville dirigeait à l’occasion ses propres œuvres. Sa musique n’est pas parvenue jusqu’à nous ; le travail d’édition de ses partitions n’a pas (encore) été réalisé. Aujourd’hui, la composition féminine n’a toujours rien d’une évidence. En 2018, Jo Baudoux (auteure d’un mémoire sur la rareté des femmes compositrices en Fédération Wallonie-Bruxelles) compte 50 femmes sur 425 compositeur/trices dans la base de données IDLM du Conseil de la Musique, soit 11,7% (14,2% en 2021, – ndlr).
L’éternelle question du pourquoi se résout dans l’examen des freins. Sarah Bouhatous : « De nombreuses études en identifient trois principaux en ce qui concerne l’entreprenariat au féminin, dont la difficulté de financement et le manque de réseau ». Parallèle avec les compositrices du 19e siècle ? Si elles disposent de ressources matérielles – temps (pas de mari et enfants…) et argent (mécénat) – pour pouvoir composer, leur notoriété passe aussi par le soutien qu’elles reçoivent des institutions, un réseau d’hommes, professeurs, camarades, directeurs, indispensable à l’évolution de leur carrière. Juliette Folville débute à 8 ans. À 19, elle est acceptée pour concourir au prestigieux Prix de Rome belge. On est en 1889, le concours se déroule entre hommes, à huis-clos pendant un mois. L’institution ne lui offrira pas de conditions particulières d’hébergement et la jeune compositrice se retirera.
Fauve Bougard étudie actuellement la façon dont les institutions facilitaient, ou non, l’intégration des femmes. Le Conservatoire, au 19e siècle, s’adapte davantage, relève-t-elle. Femmes et hommes suivent toutefois des cursus séparés mais le secteur a besoin de musiciennes, d’enseignantes – pour des filles et dans un cadre privé –, et de solistes. Leur acceptation reste circonscrite, conditionnée à une non-remise en cause de l’ordre genré. Exemple ? La Française Cécile Chaminade, célèbre entre autres pour ses mélodies de salon, s’inscrit dans les codes réservés à son genre. Fauve Bougard : « Ces compositrices vont être plus facilement reconnues mais non sans ambivalence : cette musique “de femme” reste dans le bas de la hiérarchie musicale. Si une compositrice écrit de la musique typée masculine, sa reconnaissance artistique est plus grande, mais elle s’expose au risque social de contrevenir à sa “nature”. Se cantonner aux musiques de son genre est plus sûr… ». Le paradoxe est permanent. Le résultat jamais totalement validé. Chaminade, très connue, très vite oubliée… comme nombre de compositeurs d’ailleurs.
Connaissance et re-connaissance
Un troisième obstacle reste à franchir : le manque de références. « L’absence de femmes en tant que musiciennes, compositrices, chanteuses, programmatrices ou tout simplement dans les postes à responsabilités ne permet pas de créer une projection pour les plus jeunes femmes », établit Jo Baudoux dans son mémoire. Comment développer une posture de leader ? Le programme MEWEM propose de le faire entre femmes, ce qui, signale Sarah Bouhatous, « envoie le signal fort qu’entre femmes, on peut s’entraider et non se mettre en compétition. » Une façon d’enfin sortir de la répétition de l’oubli ? Fauve Bougard : « Il n’existe pas de rôle-modèle ancré à cause d’un effacement perpétuel. Les femmes n’ont pas d’histoire. On réinvente la roue à chaque génération en se pensant pionnière ». Les (re)connues demeurent des exceptions et l’adhésion reste liée à une individualité au mérite particulier.
Comment élargir puis pérenniser la présence des femmes ? Fauve Bougard souligne l’utilité de comprendre ce qui a présidé à leur disparation : « Le 19e siècle a théorisé la différence de genre, jusque dans le langage, les textes de lois, et a fabriqué la figure du génie masculin romantique solitaire, comme le stéréotype de l’incapacité des femmes à composer. En prendre conscience permet de diversifier la vision du réel, de casser cette image de la femme bourgeoise oisive et cette pensée de l’inexistence de compositrices ». La chercheuse cite encore la musicologue américaine Marcia J. Citron, travaillant sur les questions des canons esthétiques croisées à celles du genre : œuvres de femmes peu/pas éditées, œuvres pas diffusées, pas de réception critique, pas de traces qui attestent de leur existence, pas de phénomènes culturels. Hier comme aujourd’hui, les femmes continuent cependant à créer, tous styles confondus.
Nouvelle mémoire collective, matrimoine sonore
La méconnaissance de ces compositrices du passé tient d’abord à l’inaccessibilité de leurs partitions. Pour y remédier, le Festival Présence Compositrices constitue une base de données d’œuvres de compositrices du monde entier Demandez à Clara (www.presencecompositrices.com), afin d’enrichir un répertoire figé. « Au 19e, il s’agissait toujours de création, remarque Fauve Bougard, il n’existait pas encore cette logique de répertoire classique, canonique. » Clara ? Clara Schumann, pianiste et compositrice du 19e, épouse de Robert Schumann, sujette au fameux syndrome d’imposture. Qui fut le thème du premier atelier collectif de MEWEM, début octobre, « très intéressant, même émouvant, creusant la difficulté à se sentir légitime dans un milieu extrêmement masculin, tant en terme de représentation, de ce qui s’écoute, de ce qui est “bon”… Il ne s’agit pas uniquement d’une question de nombre, mais au fait, aussi, d’écouter l’avis des femmes. Il existe très peu de femmes critiques dans la musique », poursuit Sarah Bouhatous. Fauve Bougard pointe quant à elle le rôle des historiens et l’intérêt de questionner une histoire de la musique qui n’est pas neutre et, aussi, le mythe du génie des grands musiciens figures sacrées. Non pour dévaloriser leur travail mais visibiliser les mille manières dont ils ont été soutenus et réhabiliter des figures de l’ombre telles Clara Schumann, Maria Anna Mozart, Alma Malher, Fanny Mendelssohn etc.
Changement de paradigmes
« Le milieu anglo-saxon s’intéresse aux questions de genre en musique depuis les années 70, renseigne encore la chercheuse, d’abord aux compositrices et puis à d’autres figures, telles les mécènes, par exemple, ils et elles aussi effacées. Un champ de recherches s’ouvre, notamment avec un intérêt pour la micro-histoire : les musiciens “normaux”, qui faisaient partie intégrante d’une société baignée de musique…» Dédié à la promotion de la musique en Wallonie, le label du même nom (www.musiwall.uliege.be) finance la restauration de quelques enregistrements de personnalités moins connues. Quotidiennement, Musiq3 réalise un beau travail de visibilisation des compositrices du passé avec L’atelier des muses. Et pour celles d’aujourd’hui ? « On a reçu beaucoup de candidatures pour d’autres types de fonction : musiciennes, compositrices… Sarah Bouhatous conclut, il faudrait que le projet MEWEM se développe encore plus. » L’appel est lancé.